mardi 21 août 2018

Poète, que veux-tu ?

Paul Celan (1920-1970) 




LE CLIENT : Dieu a fait le monde en six jours, et vous, vous n’êtes pas foutu de me faire un pantalon en six mois. LE TAILLEUR : Mais, Monsieur, regardez le monde, et regardez votre pantalon.

Le monde et le pantalon, 1945, Samuel Beckett


À quoi bon des poètes ? À quoi bon des maisons d’édition de poésie ? À quoi bon, si je ne peux jamais lire une nouveauté poétique qui rime à quelque chose ? Qui rime avec quelque chose ! S’il ne m’est jamais donné de lire ce que j’aimerais vivre écrit d’après un vivant ? Qui rime avec quelqu’un ! Laissons de côté la chanson populaire, il s’agit ici d’autre chose. Je viens de passer une petite heure à farfouiller dans les rayons de poésie d’une petite librairie, à la recherche de recueils de poètes contemporains. Jamais je n’ai pu découvrir, pas plus d’un quart d’instant, sans que la faute en soit aux libraires, la moindre harmonie, la moindre envie de musique, la moindre simplicité de dire, non pas celles des mots que nous pouvons tous avaler, mais celle du monde, non pas le monde, mais celui de tous ces poètes. La rime est un principe, l’affaire est entendue. Je ne peste pas contre le manque de principes, mais contre l’absence de tout principe poétique, qui ruine l’édition de poésie et la lecture avec.


Qu’il m’est pénible d’ânonner de l’esprit et de la voix, de trébucher sur tant de briques malfaisantes, sur tant de voix naturelles, sur tant de balbutiements abscons, sur des paysages dont l’aridité, la minéralogie, la virtualité, encombrent l’époque et occupent si peu le temps d’une lecture, que je me sens contraint et forcé de vitupérer, de philosopher. Si toutefois la diversité régnait véritablement ! Mais ce qui a pour nom diversité en poésie contemporaine n’est que la diversité du monde. La vie poétique, dans la plus simple expression de sa nécessité, de sa nudité, peut attendre encore longtemps. Dans les grimaces de ces aimables modérations de comptabilité de la langue du monde, on vous fait tantôt sentir que, vous, ce n’est pas assez naturel, tantôt pas assez travaillé ; tantôt c’est votre représentation qui est obsolète, tantôt c’est le sens qui vous fait défaut ; puis retournabilent farcir des pages par centaines dans leur technique bavoir de virtuquosité.


Côté édition, les choses sont pires. En musique, jamais les éditeurs et les amateurs de musiques sérielles n’ont empêché le moins du monde la pop et le rock de paraître, d’être diffusées et appréciées, ni la musique baroque de renaître. En poésie du monde, nulle âme ne semble vivre, qui survive au son du battement de la trique Métrique, nulle conscience qui, croirait-on, ne pulse ni ne s’arrime en vertu de la Rime. La rime, pour peu qu’elle rapproche les mots du poème de la vie du poète, est le principe le plus fiable en poésie, avec la métrique, que le vers soit libre ou non est d’importance secondaire. Se souvient-on parfois de la délicate parole de Mozart enfant ? « Je mets ensemble les notes qui s’aiment. » Que la vie poétique ne soit pas heureuse en amour, cela arrive. Que les mots d’amour ne viennent pas facilement au poète vivant, cela arrive aussi. Mais que plus jamais les mots et la vie poétiques ne riment, ne coïncident, ne servent ni la représentation, ni le sens, ni aucun poème, ce fait est un fait d’une incongruité indéfendable. Que d’aimables poètes préfèrent écrire des poèmes sériels au lieu de rimes, en raison de la méconnaissance que nous avons tous des fondements du langage, de la raison, du logos, autrement dit en raison d’un manque de religiosité, de foi rationnelle, ne me poserait pas le moindre petit problème si seulement je ne me sentais pas ainsi contraint sous le régime de la botte à ne lire que des grands morts et à proférer des imprécations contre d’illustres inconnus qui ont pour eux force, empire, et tyrans célèbres.


Tous les sanglots vivants du monde iront à l’Univers.


Après tout, j’ai choisi la rime et le vers. Eux les rejettent. Pourquoi ?


Après Auschwitz, Paul Celan a formulé un principe en poésie, celui de survivre : « Rester là, tenir, dans l’ombre / de la cicatrice en l’air. » (Choix de poèmes, p. 233). Après l’enfer des camps de la mort, avec la mémoire de l’anéantissement, Celan, imprégné de mystique juive, ne pouvait pas comprendre que Dieu eût permis le crime des crimes. À ce jour, je ne crois pas qu’il puisse exister un seul athée rationnel pour qui l’Holocauste n’entre pas en ligne de compte dans sa conviction d’être un athée. On vit avant ou après, mais il n’y a même plus ni avant ni après, l’événement submerge l’histoire et constitue la mémoire des mémoires. Personne au monde n’est ni ne sera rescapé de l’histoire nazie. « La mort est un maître venu d’Allemagne » (Fugue de mort, Paul Celan). Dans Psaume, il nomme Dieu de façon ambiguë et ambivalente, il l’appelle « Personne » : « Loué sois-tu, Personne. / Pour l’amour de toi nous voulons / fleurir. / Contre / toi. » Poète religieux, né en 1920, Paul Celan voulut survivre contre Dieu après Auschwitz. Il se donna la mort le 20 avril 1970. Il n’avait pas besoin de rimes pour poétiser. Dieu était sa voix et l’objet de sa colère. Nul poème n’a besoin de rimes pour être poésie. Mais à quoi rime une vie poétique de nos jours, si elle n’est pas plus dangereuse que le quotidien et l’atome, si la poésie n’est jamais écrite et publiée qu’en prose ? Mais où diable est-il encore question de Dieu dans la poésie ? Paul Celan serait-il, dans plusieurs consciences poétiques dérangées haut placées, le poète qui aurait tué Dieu et Personne, pour une postérité sans raison ni vérité ?


Je me sens absurde et dissipé, avec mes questions difficiles. Assez récemment, j’ai trouvé un recueil de sonnets de Didier Malherbe publié au Castor Astral : Escapade en facilie. Les subtiles et innombrables variations de la facilité y sont déclinées dans des sonnets qui touchent la cible parfois, mais qui pour certains souffrent de quelques maladresses de style. Les sens multiples que peut revêtir la facilité y sont brillamment illustrés, mais l’exercice de style a ses limites. Gonflé de cet artifice, le recueil ne m’a pas paru des plus véridiques, à moins que l’auteur n’ait rien voulu d’autre que montrer, non sans esprit, la palette vivifiante de ses facilités à lui. Un terme choisi sans bonheur car, à mon sens, l’auteur et son recueil ne peuvent manquer de se distinguer au milieu de la masse cacophonique de la poésie sérielle, en arborant l’étiquette facile. Je manque peut-être d’humour, mais l’orchestration pataude de l’édition poétique en France ne m’aide pas beaucoup. Il me semble que cette tentative de facilité ne soit même qu’une dissonance, qu’un pouet honorable parmi de violents efforts ; mais qui sait de quel prélude il sera le héraut ?


Si l’humour consistait à exclure de l’esprit éditorial les poètes différents, on relèverait immanquablement leur différence, avec ironie, lorsqu’ils s’incluent d’eux-mêmes. C’est pourquoi l’autoédition est une preuve d’ironie de la part d’un auteur, et la publication une forme d’esprit de la part d’un éditeur, et je m’étonne, à bon droit, de ne jamais recevoir la visite du grain de sel du monde hospitalier. Peut-être par ironie ?


L’humour errant comme poésie ou soleil disperse des rayons le souffle de rareté.



jeudi 16 août 2018

Choix de vie



A — Je construis mon monde comme un château de cartes. Quelqu’un le heurte et il s’effondre. Dois-je le recommencer à lidentique, tout reconstruire méthodiquement, au risque de le perdre à la première rencontre ; ou bien saisir une carte et interpréter mon destin ? Que faire alors, sinon me vouer à la contemplation ? — B — Mais les deux cas ne forment-ils pas qu’une seule perspective ? Le choix est-il distinct entre la reconstruction, pour édifier ; et l’étude, pour renforcer ses fondations ?

mercredi 15 août 2018

Désespoirs du mirliton


Négatif du visage du linceul de Turin
(1898), © Photo Guiseppe Enrie, 1931




Les petites peines

 
Le désespoir prévaut         sous une forme humaine

tout au fond des cerveaux         étrangère à la haine :

Pour leur venir en aide         « Amis, dressez la table,

guérir d’une âme laide         la mort n’est qu’une fable.

nous rendre intelligents         Ci-gît le moi profond

ne pas juger les gens         du désespoir-à-fond.

mieux vaut se comparer         Écrivez-moi un livre

— et sans désemparer —         et je vous en délivre. »

à quelque grand vivant         Recueillons son sourire

qui fit en arrivant         dans le lire et l’écrire



mardi 14 août 2018

Honte originelle


Adam et Ève1528, 
Lucas Cranach l’Ancien


A — Pourquoi les femmes que j’aime sont-elles nulles envers moi ? — B — Sans doute ont-elles peur, sans “ll”, de se retrouver nues devant toi ?

vendredi 1 juin 2018

De la supériorité de l’ÊTRE sur l’AVOIR (en abordant le DEVENIR)

Dans les yeux de Sœren il y a l’Idée, regarde !
Søren Kierkegaard (1813-1855) 
par Niels Christian Kierkegaard vers 1840



Il y a ÊTRE et AVOIR. ÊTRE nous pare de nos qualités les plus variées. Seul ÊTRE rend possible le DEVENIR. AVOIR comporte une logique binaire (avoir ou ne pas avoir) et numérale (avoir en quantité, ou en manquer). 

Aucune philosophie pérenne, aucune poésie véridique, ne peuvent se fonder sur AVOIR sans comprendre en même temps ÊTRE. Car AVOIR sans ÊTRE réduirait l’existence à un spectacle, où le billet d’entrée serait la seule preuve que le spectateur assiste bien à une mise en scène, contrairement à la réalité telle qu’elle est communément vécue. Preuve bien fragile et sujette à mille tracas si l’on venait à la perdre ou si l’annulation du spectacle exigeait un légitime remboursement, et qui ne résisterait pas à l’épreuve du temps lorsque viendrait pour nous l’instant du ressouvenir, l’âme emplie de l’attente émue d’une réminiscence qui prouverait la valeur du spectacle depuis longtemps terminé, par-delà l’ogre indifférent des ans, mais hélas... les doigts fébrilement cramponnés à un vulgaire bout de carton ! Seul ÊTRE, sans titre de transport ni billet, permet de distinguer la vérité du spectacle. 

Il y a un joli verbe anglais qui combine ÊTRE et AVOIR : BEHAVE, se comporter. Il est bon de savoir se comporter convenablement. Mais il est beau de savoir se comporter dignement à travers l’épreuve du DEVENIR. Voilà pourquoi seules les trois possibilités ÊTRE, AVOIR, DEVENIR en même temps peuvent satisfaire au besoin de sagesse auquel chacun de nous se propose de répondre.


Si j’énonce enfin cet aphorisme :


Aimer, grogner, pleurer et rire, tels sont les quatre stades du dionysiaque. 


On peut observer que :

— AVOIR seul est un constat lassant, une morne énumération : avoir aimé ; avoir grogné ; avoir pleuré ; avoir ri. 

Qui se satisferait uniquement d’AVOIR ? 

— ÊTRE seul est plus réjouissant, mais laisse à désirer : être aimé, être aimable, être amoureux ; être grognon ; être en pleurs ; être riant.

Mais si ÊTRE est plein de vertus, il exige qu’on lui donne un sens. 

Voilà pourquoi DEVENIR, avec ÊTRE et AVOIR, c’est se lancer dans l’inconnu avec les possibilités qui donnent à la vie sa valeur d’être vécue.

mardi 3 avril 2018

Maître Oliver sur un grain de pollen

Image © David Rolland



Maître Oliver était gros comme tout l’Univers entier. Il était tellement gros qu’il aurait pu contenir à lui seul toutes les planètes, toutes les étoiles, toutes les galaxies et tout le vide qu’il y avait entre elles.

Le Maître de l’Univers vint à la rencontre de Maître Oliver, et puisqu’il le trouvait malheureux, il lui dit ceci : « Si tu continues à grossir, tu vas devenir encore plus grand que l’Univers, et nous serons si serrés qu’il risquera d’exploser. Écoute : je vais te donner une potion qui va te faire maigrir juste comme il faut pour que tu rétrécisses à l’échelle universelle. » Le Maître de l’Univers lui tendit un flacon, puis il retourna se promener dans l’Univers. Maître Oliver considéra le flacon, tout en se disant : « Hélas ! Si je pouvais maigrir, je trouverais peut-être un lieu où je serais chez moi. Là, peut-être, je ne gênerais plus personne ! » Car les galaxies, les étoiles et même les planètes avaient bien des fois remarqué que Maître Oliver les empêchait de circuler à leur gré, tant il était gigantesque et depuis si longtemps encombrant.

Un jour, il aperçut, non loin de lui, une petite galaxie qui lui plaisait, et il voulut y entrer, mais comme il était trop gros, cela lui était impossible. Il prit alors le flacon, et promptement il avala une gorgée de la potion. Sitôt fait, il maigrit tant et tant qu’il put entrer dans la galaxie, sans rien bousculer. En parcourant les recoins de ses bras en spirales, il aperçut une belle étoile dorée. Il désira l’admirer de plus près, mais il était encore si imposant que sa stature lui interdisait toute chance de pouvoir s’en approcher sans faire fuir tout son voisinage. « Qu’à cela ne tienne, se dit-il, je n’ai qu’à boire une seule gorgée de la potion que le Maître de l’Univers m’a donné, et je serai assez mince pour me faufiler à côté de cet astre joyeux habillé de clarté. » Il se servit goulûment une bonne rasade du délicieux breuvage, et aussitôt, il rapetissa douze mille fois pour venir se tenir dans le vide à côté de l’étoile. 

En la regardant, il vit autour d’elle une magnifique planète bleue, la plus merveilleuse qui fût à ses yeux dans l’Univers. Maître Oliver pensa : « Si seulement je pouvais poser le pied sur cette belle planète ! Mais je suis encore trop énorme pour ne pas risquer de la fracasser en miettes. » Alors, puisqu’il lui restait encore un peu de potion, il la vida jusqu’à la dernière goutte, et il fit tout de suite la taille idéale pour visiter la Terre. En atterrissant, tous les habitants lui souhaitèrent la bienvenue. Rassuré par un si bon accueil, Maître Oliver chercha un endroit confortable pour se reposer. Il sentait depuis un bon moment l’appétit chatouiller ses papilles, mais rien pour le nourrir, et personne ne l’avait encore invité à dîner. 

Il se promenait au gré de sa faim, qui grandissait, lorsque au bord d'un chemin, dans une petite prairie, il trouva une ruche d’abeilles, qui venaient de-ci de-là déposer leur récolte de miel en bourdonnant gaiement... Il avait l’esprit et les yeux grands ouverts... Lui qui était le grand Maître d’une grande et formidable planète très lointaine, située aux confins d’un immense Univers lui aussi fort éloigné, après un si long voyage et une si incroyable aventure, il pouvait bien emprunter leur repas aux abeilles, qui s’en soucierait...? À l’idée d’une telle merveille à savourer, sa nature réjouie s’apprêta à manger : « Si j’étais juste assez petit, je pourrais y entrer et goûter de leur miel… » Il allait ingurgiter une nouvelle fois sa potion, mais son flacon, entièrement vide, ne contenait plus la moindre goutte du précieux élixir ! Soudain, le Maître de l’Univers apparut devant lui : « Mon fils, tant pis pour toi, et tant mieux pour les autres ! Es-tu donc si gourmand ? En entrant dans leur ruche, les abeilles te piqueraient sûrement les unes après les autres, et ton corps gonflé de boutons détruirait leur maison. » 

Bien vite, Oliver comprit la leçon de son maître : « Eurêka ! La ruche accueillante ressemble à une galaxie... Les abeilles si nombreuses remuent comme des étoiles... Les grains de pollen que j’aime tant sont autant de planètes !!! Le Maître de l’Univers ne m’a sans doute pas aidé à mincir pour que je détruise leur Univers. Je vais demander à l’apiculteur de m’offrir du miel. »  

À la tombée du jour, Maître Oliver alla sonner chez l’apiculteur. Celui-ci lui offrit du miel et un lit pour la nuit. En dormant, Maître Oliver fit un rêve, dans lequel une vision nouvelle annonçait un extraordinaire avenir qui lui était promis : « Demain, songeait-il en rêvant, j’irai voir l’astronome. En lui racontant tous les secrets que je connais, les mystères insoupçonnés de l’Univers feront le bonheur des petits et des grands… » Et ce matin-là, Maître Oliver se leva comme un homme neuf, en prenant son premier petit-déjeuner sur la Terre.