mardi 14 mai 2019

Un temps pour tout

La tour — Tarot




Il y a, à l’œuvre dans la société, une horizontalisation des valeurs – propre à l’anarchisme –, qui montre – et qui entend bien montrer – que ses partisans se placent « à la base » d’une refondation des valeurs individuelles. « On est à la base ! » Ce cri de ralliement militant trahit non un désir de s’élever, mais de s’étendre. Pour penser et pour croire se situer à la base, aux fondements d’une société, il faut cultiver la défiance envers tous ceux qui, de générations en générations, de refondations en défaites, de ruptures en transmissions, ont cru, à bon droit, contribuer à renforcer ses fondations. La base, pour édifier, doit être solide. Si « l’ascenseur social est en panne », comme le veut l’antienne journalistique, il s’agit toutefois dans la société de quelque chose d’autre qu’un ascenseur qui élève : le soin de transmettre en vue d’édifier, le souci de pérenniser des valeurs bonnes, qui favorisent les initiatives et la conservation de l’espèce humaine, qui l’élèvent et qui la renforcent, qui la protègent, en lesquelles elle aime la vie. 

Mais une génération se dresse et proclame : « Nous sommes la base ! » Qu’elle vérifie premièrement que les bases n’ont pas déjà été posées et qu’elles sont encore solides. Parfois, un soutien, une unité de renfort est nécessaire pour consolider une base qui montre quelque signe de faiblesse. Ce n’est là qu’un modeste sacrifice en comparaison des efforts auxquels auront dû consentir des générations pour construire patiemment les bases, les fondations, ce qui fait tenir debout l’édifice. Refonder la base, au contraire, demanderait, avec un aplomb inouï, soit d’aménager un autre emplacement pour construire ailleurs, soit de détruire ou déconstruire l’édifice. Poser de nouvelles bases sur des bases anciennes et encore viables, c’est risquer de faire vaciller les fondations, la structure, l’ensemble, car on ne pose pas des bases sur des bases, des fondations sur des fondations. L’édifice exige de ses ouvriers aussi patients que géniaux la conservation, l’étude et l’élévation.

Mais l’édifice, au fil des siècles de sa construction, a atteint une dimension et une taille prodigieuses. Ses fondations, extrêmement larges et solides, sa hauteur, vertigineuse, font la fierté des individus qui le composent. Non sans vivoter sur les bases anciennes, ils sont grisés par la mémoire de leurs ancêtres, dont ils ressentent le légitime orgueil, et par l’avenir encore prometteur, dont ils pressentent la venue. Il faut le reconnaître, la difficulté, pour eux, ne consiste pas tant à aplanir le terrain, qu’à contempler, sans défaillir, l’horizon majestueux qui s’étend devant eux. L’horizontalité les saisit. La vision qu’il leur reste à inventer n’est pourtant plus si large, plate, géométrique, que haute, profonde, échelonnée, afin de mesurer la difficile beauté de l’édifice. L’heure n’est plus au compas, mais au sextant. Après tout, la grandeur participe de toutes les dimensions. 

La verticalité de l’esprit exprime un désir d’élévation qui succède à l’horizontalité de la volonté, cette volonté déjà ancienne qui a rendu possible la construction de l’édifice. L’horizontalité, qui perdure dans le regard de tous, est l’extériorisation de la volonté commune et mémorable, qui, pour se perpétuer, a l’obligation de se convertir aux profondeurs de la vision, de la création, de l’esprit. À l’heure actuelle, cette profondeur est encore malaisée, mal représentée et difficile à percevoir. Sur nos écrans, il arrive même qu’elle passe ou se fasse passer pour une extravagance folle ou dangereuse, parfois les deux. La restitution de la profondeur impose, à la base de l’éducation, la confiscation ou la mise à distance des écrans, et l’instauration du « temps d’écran » pour tous les autres. Il y a un temps pour tout.

mercredi 23 janvier 2019

Où intervient la poésie ?




Le degré moyen de la parole

Toute poésie a hérité d’un certain degré de style qu’elle maintient ensuite sur l’échelle de la parole, prête à en faire don comme d’une proie soumise au regard de ses lecteurs, y compris les plus pressés. Celle que je souhaite communiquer un jour aux lecteurs a été écrite dans le style « moyen », comme les océans abritent des poissons à des profondeurs moyennes, comme on peuple des villes de tailles moyennes, comme la plupart de nos véhicules sont faits pour couvrir des distances dites moyennes. Autrement dit, en voulant nommer une poésie « superficielle », on n’entendrait pas systématiquement sonner un reproche envers son éventuel défaut de consistance, mais aussi bien la formule générique pour nommer une poésie de la surface, de l’épiderme et du premier plan. On ne vanterait pas non plus, a priori, les mérites d’une poésie pour sa « profondeur » au seul prétexte qu’elle serait difficile, exigeante, recherchée, quand cela n’en dit pas moins l’enfouissement et la distance à parcourir afin de l’appréhender. Mais je voudrais encore, par cette épithète équivoque, nommer « moyens » des thèmes qui recèlent tout ce qui nous est – ou nous paraît – commun (ce qui n’exclut pas toujours le sublime) : Dieu, l’amour, la paix, le temps, l’espoir, pour évoquer les plus visibles. Si ce sont donc des thèmes de toujours, il reste qu’ils sont souvent difficiles. Le rôle de la poésie, à mon sens, c’est d’intervenir pour qu’ils soient vécus davantage comme sujets de pensées et d’expériences que comme sujets de complications avec suspension de la parole. Intervenir ? Pourquoi ? Auprès de qui ? Comment ? C’est ce que nous allons maintenant aborder successivement.

vendredi 11 janvier 2019

CRITIQUE LITTÉRAIRE : critique des critiques philosophiques


Maxence Caron, La Vérité captive, De la philosophie, Le Cerf, Ad Solem, 2009. 
2e éd. Les Belles Lettres, 2023

CRITIQUE

L’idée de ce livre, unique, est plutôt facile à penser, ou bien peut-être pas. Si pour tel ou tel lecteur curieux sa réputation ne le précède pas, son épais volume le préviendra tout de suite : un bon millier de pages. Toutes les bonnes bibliothèques universitaires le possèdent, c’est un critère. Le plus important sera de lire la préface de 300 pages. L’auteur y expose son thème et sa philosophie première à grands renforts de saillies pantagruélo-caustiques, de propos néologico-lyriques, d’embardées transcendantalesques vers son Principe, avec une langue de feu que lui envieront bien des séraphins. Tous les secrets de la mysticologie maxencéenne apparaissent dans cette prose de cœur, de chair et d’esprit. Il serait dommage de se priver d’une telle préface, car l’auteur y a déployé son grand art avec brillance, foudre, rage et clarté. 

Mais, dans les sections suivantes où l’auteur fera traverser l’épreuve du feu à d’autres pensées que la sienne, les confrontations avec les philosophes qu’il incrimine ne valent que pour des lecteurs qui connaissent déjà bien les œuvres en question. L’exercice du lecteur mal préparé s’apparentera, au mieux, à une fastidieuse lecture comparée. Le propos de Maxence Caron peut paraître didactique lorsqu’il s’en prend à Lévinas, Jean-Luc Marion et Derrida, et encore ! Mais il devient franchement ardu de le suivre quand ce sont Hölderlin, Hegel, Mallarmé, Heidegger, qu’il interpelle. — Dans la Bible, il est conseillé en plusieurs passages de veiller à trouver des témoins à un évènement auquel on assiste. Ainsi, si l’on n’est pas témoin des philosophies des auteurs examinés par Maxence Caron, il est à mon avis inutile d’en lire les pages. On n’y apprendrait rien. Rien en tout cas qui ne soit brillamment présenté dans la préface. À quoi bon fouetter dans le vide ? Seul une brave bête (ici, le brave lecteur) peut comprendre que son maître (le sujet de ce livre) claque du fouet devant elle. Le fouet, autrement dit, Maxence Caron. 

Le livre se termine sur un long poème. Je l’ai peu goûté. Trop de contorsions et de stupeurs hallucinées, trop de tintamarre et de grandiloquence suffoquée, trop de romantisme épouvantable et fardé à mon goût. Chacun au final trouvera ses entrées dans ce livre incroyable, selon sa sensibilité et son parcours de pensée. J’ignore si je lui ai rendu le moins du monde justice en le critiquant, et ma lecture telle que je l’expose ne rend pas compte nommément du sujet du livre, que l’auteur nomme la Différence fondamentale, mais j’ai voulu témoigner de mon approche en suggérant que l’auteur, éminent styliste, visionnaire inspiré et concepteur faramineux, n’est au fond pas le possesseur de sa philosophie, mais qu’il montre, qu’il donne à voir, qu’il spectacularise son sujet en faisant d’un sujet d’indifférence, la Différence fondamentale, en faisant de l’objet d’une risée, la Perfection vivante, en faisant enfin, d’un être spéculé, le Principe des principes. 

L’auteur, extrêmement prolifique, a aussi écrit un livre sur Johann Sebastian Bach. Il a encore publié récemment La Transcendance offusquée, moins réussi selon ma perception. Mais ce n’est peut-être qu’une question de temps. Il abordera d’autres philosophies dans de prochains ouvrages.

lundi 7 janvier 2019

CRITIQUE LITTÉRAIRE : Quartier libre à la langue de Molière, Racine...



 ALAIN BORERDE QUEL AMOUR BLESSÉE
, Réflexions sur la langue française, nrf GALLIMARD, 2014.

CRITIQUE :

Oui, c’est moi ! C’est moi ! Cocorico ! Sanitaires de la critique ! Parler droit, conférez-vous en le devoir ! Moi, ô moi, ta Muse, pourquoi, Français, m’as-tu abandonnée ? Je t’ai nourri. Au-delà de la tentation du vade-mecum, ce livre est un cri d’amour déchirant mais stratégiquement pensé et ordonné pour cingler l’écueil où la parlaison et l’écrivoiserie nous entraînent. Réac ? Que nenni, car de quel amour surpassé ! Néocons ? Fi d’un tel soupçon, car l’auteur m’a nantie de tous ses biens, et en enfer où je séjourne, j’ai grâce à lui l’agrément d’un certain confort. Je ne manque de rien pour survivre. Avez-vous lu un poème aujourd’hui ? Moi oui, le mien ! Castafiore, moi la langue française ? Oh écoutez, arrêtez votre mauvais esprit, et jouissez-moi un peu. Débutez-vous en me lisant ? Ce n’est pas désastreux ! Ni désespéré ! Mais regardez-moi autour de vous, je périclite ! Anglaise je fus ! Latine j’existe ! Grecque je professe ! Au-delà je crois ! Je serai moi demain. J’en pleurerais, et pourquoi ? Je suis comprise partout où on lit bien. Vous n’aimez pas mes voix ? Qu’attendez-vous pour me convoquer ? N’invoquez pas trop. Lisez. Ce livre est une pile de livres, un masse de pensées, une visite à mon chevet, une conversation avec moi. Avec vous ?

samedi 5 janvier 2019

Démissions

La Liberté guidant le peuple,
1830, Eugène Delacroix



Je t’aime, oh oui je t’aime, ô mère, ô douce France !

Pas d’un amour heureux ou qui aime à outrance...

Trop de cœurs impossibles, d’esprits dépeuplés
tout de langueurs acides au ventre plombés
trop de béances vides, d’amour rejeté
hantent ton corps avide et mourant de beauté...

Tant de cœurs impossibles, d’esprits dépeuplés
tant d’infamies passées dans le sang décuplées
écœurent les nations : écoute ton enfance !

Je t’aime, oh oui je t’aime, ô mère, ô douce France !



lundi 8 octobre 2018

Où David, isolé, réplique à la leçon mensongère de Roland


Roland Barthes (1915-1980)

« La langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire ni progressiste ; elle est tout simplement fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d'empêcher de dire, c’est d’obliger à dire. »
Leçon inaugurale, Roland Barthes, Collège de France, 1977.


Maintenant, quoi qu’il en soit du contexte de cette phrase et ce qu’elle a pu signifier pour son auteur, ce n’est point la langue qui est fasciste, c’est l’Autre qui est totalitaire. L’Autre, s’il ou elle vous prive de tout présent, de tout espace, de tout avenir, ou de tout partage, de toute parole, peut conduire au sentiment du solipsisme, le sentiment de n’être plus qu’à soi dans un monde fictif, absent. Le fascisme serait une autre chose, un fardeau que l’on n’a pas choisi de porter, que l’on se doit de repousser. Or qu’est-ce qu’une parole, qu’un geste, qu’un acte de présence, de charité et d’amour, sinon tout ce que nous sommes libres de choisir ? Est-on il ou elle, en retranchant sa propre parole du monde, qu’un autre, à soi-même présent, fait exister vaille que vaille ; en lui faisant porter le fardeau du silence qui le ruine ? L’être tout-silencieux serait à bon droit le dieu : tout silence, tout paisible et pacifique, patient et tout à fait « non-fasciste ». Être libre et en paix, ce serait ça, singer Dieu et ne pas lâcher un mot ? Apporter la paix et la liberté ce serait ça, se taire, rester absent, silencieux ? S’il fallait faire face à ce dilemme, préférer être en guerre, plutôt que d’abolir la parole de l’Autre et la mienne, plutôt que de rendre les seules armes que ma nudité me laisse, cela seul serait être un homme, être une femme, sans retrancher sa parole ni du monde, ni de l’autre, car c’est cette parole qui fait le monde pour l’autre. Et lorsque la manne tomba du ciel sur le peuple errant au désert, n’était-ce pas un miracle pour ces affamés ? Et la parole, à l’être qui est privé de l’entendre, de l’écouter, de la sentir, n’est-elle pas un miracle pour cet opprimé lorsqu’elle lui revient, comme un droit, et n’est-ce pas un devoir de s’y efforcer ? Il y a des miracles à la portée de chacun, chacune. Le monde n’a pas de sens sans parole, sans le don de la langue. L’autre, c’est le monde et la vie, c’est le monde vivant qui rappelle à quelqu’un que nous ne sommes rien l’un sans l’autre.

mardi 21 août 2018

Poète, que veux-tu ?

Paul Celan (1920-1970) 




LE CLIENT : Dieu a fait le monde en six jours, et vous, vous n’êtes pas foutu de me faire un pantalon en six mois. LE TAILLEUR : Mais, Monsieur, regardez le monde, et regardez votre pantalon.

Le monde et le pantalon, 1945, Samuel Beckett


À quoi bon des poètes ? À quoi bon des maisons d’édition de poésie ? À quoi bon, si je ne peux jamais lire une nouveauté poétique qui rime à quelque chose ? Qui rime avec quelque chose ! S’il ne m’est jamais donné de lire ce que j’aimerais vivre écrit d’après un vivant ? Qui rime avec quelqu’un ! Laissons de côté la chanson populaire, il s’agit ici d’autre chose. Je viens de passer une petite heure à farfouiller dans les rayons de poésie d’une petite librairie, à la recherche de recueils de poètes contemporains. Jamais je n’ai pu découvrir, pas plus d’un quart d’instant, sans que la faute en soit aux libraires, la moindre harmonie, la moindre envie de musique, la moindre simplicité de dire, non pas celles des mots que nous pouvons tous avaler, mais celle du monde, non pas le monde, mais celui de tous ces poètes. La rime est un principe, l’affaire est entendue. Je ne peste pas contre le manque de principes, mais contre l’absence de tout principe poétique, qui ruine l’édition de poésie et la lecture avec.


Qu’il m’est pénible d’ânonner de l’esprit et de la voix, de trébucher sur tant de briques malfaisantes, sur tant de voix naturelles, sur tant de balbutiements abscons, sur des paysages dont l’aridité, la minéralogie, la virtualité, encombrent l’époque et occupent si peu le temps d’une lecture, que je me sens contraint et forcé de vitupérer, de philosopher. Si toutefois la diversité régnait véritablement ! Mais ce qui a pour nom diversité en poésie contemporaine n’est que la diversité du monde. La vie poétique, dans la plus simple expression de sa nécessité, de sa nudité, peut attendre encore longtemps. Dans les grimaces de ces aimables modérations de comptabilité de la langue du monde, on vous fait tantôt sentir que, vous, ce n’est pas assez naturel, tantôt pas assez travaillé ; tantôt c’est votre représentation qui est obsolète, tantôt c’est le sens qui vous fait défaut ; puis retournabilent farcir des pages par centaines dans leur technique bavoir de virtuquosité.


Côté édition, les choses sont pires. En musique, jamais les éditeurs et les amateurs de musiques sérielles n’ont empêché le moins du monde la pop et le rock de paraître, d’être diffusées et appréciées, ni la musique baroque de renaître. En poésie du monde, nulle âme ne semble vivre, qui survive au son du battement de la trique Métrique, nulle conscience qui, croirait-on, ne pulse ni ne s’arrime en vertu de la Rime. La rime, pour peu qu’elle rapproche les mots du poème de la vie du poète, est le principe le plus fiable en poésie, avec la métrique, que le vers soit libre ou non est d’importance secondaire. Se souvient-on parfois de la délicate parole de Mozart enfant ? « Je mets ensemble les notes qui s’aiment. » Que la vie poétique ne soit pas heureuse en amour, cela arrive. Que les mots d’amour ne viennent pas facilement au poète vivant, cela arrive aussi. Mais que plus jamais les mots et la vie poétiques ne riment, ne coïncident, ne servent ni la représentation, ni le sens, ni aucun poème, ce fait est un fait d’une incongruité indéfendable. Que d’aimables poètes préfèrent écrire des poèmes sériels au lieu de rimes, en raison de la méconnaissance que nous avons tous des fondements du langage, de la raison, du logos, autrement dit en raison d’un manque de religiosité, de foi rationnelle, ne me poserait pas le moindre petit problème si seulement je ne me sentais pas ainsi contraint sous le régime de la botte à ne lire que des grands morts et à proférer des imprécations contre d’illustres inconnus qui ont pour eux force, empire, et tyrans célèbres.


Tous les sanglots vivants du monde iront à l’Univers.


Après tout, j’ai choisi la rime et le vers. Eux les rejettent. Pourquoi ?


Après Auschwitz, Paul Celan a formulé un principe en poésie, celui de survivre : « Rester là, tenir, dans l’ombre / de la cicatrice en l’air. » (Choix de poèmes, p. 233). Après l’enfer des camps de la mort, avec la mémoire de l’anéantissement, Celan, imprégné de mystique juive, ne pouvait pas comprendre que Dieu eût permis le crime des crimes. À ce jour, je ne crois pas qu’il puisse exister un seul athée rationnel pour qui l’Holocauste n’entre pas en ligne de compte dans sa conviction d’être un athée. On vit avant ou après, mais il n’y a même plus ni avant ni après, l’événement submerge l’histoire et constitue la mémoire des mémoires. Personne au monde n’est ni ne sera rescapé de l’histoire nazie. « La mort est un maître venu d’Allemagne » (Fugue de mort, Paul Celan). Dans Psaume, il nomme Dieu de façon ambiguë et ambivalente, il l’appelle « Personne » : « Loué sois-tu, Personne. / Pour l’amour de toi nous voulons / fleurir. / Contre / toi. » Poète religieux, né en 1920, Paul Celan voulut survivre contre Dieu après Auschwitz. Il se donna la mort le 20 avril 1970. Il n’avait pas besoin de rimes pour poétiser. Dieu était sa voix et l’objet de sa colère. Nul poème n’a besoin de rimes pour être poésie. Mais à quoi rime une vie poétique de nos jours, si elle n’est pas plus dangereuse que le quotidien et l’atome, si la poésie n’est jamais écrite et publiée qu’en prose ? Mais où diable est-il encore question de Dieu dans la poésie ? Paul Celan serait-il, dans plusieurs consciences poétiques dérangées haut placées, le poète qui aurait tué Dieu et Personne, pour une postérité sans raison ni vérité ?


Je me sens absurde et dissipé, avec mes questions difficiles. Assez récemment, j’ai trouvé un recueil de sonnets de Didier Malherbe publié au Castor Astral : Escapade en facilie. Les subtiles et innombrables variations de la facilité y sont déclinées dans des sonnets qui touchent la cible parfois, mais qui pour certains souffrent de quelques maladresses de style. Les sens multiples que peut revêtir la facilité y sont brillamment illustrés, mais l’exercice de style a ses limites. Gonflé de cet artifice, le recueil ne m’a pas paru des plus véridiques, à moins que l’auteur n’ait rien voulu d’autre que montrer, non sans esprit, la palette vivifiante de ses facilités à lui. Un terme choisi sans bonheur car, à mon sens, l’auteur et son recueil ne peuvent manquer de se distinguer au milieu de la masse cacophonique de la poésie sérielle, en arborant l’étiquette facile. Je manque peut-être d’humour, mais l’orchestration pataude de l’édition poétique en France ne m’aide pas beaucoup. Il me semble que cette tentative de facilité ne soit même qu’une dissonance, qu’un pouet honorable parmi de violents efforts ; mais qui sait de quel prélude il sera le héraut ?


Si l’humour consistait à exclure de l’esprit éditorial les poètes différents, on relèverait immanquablement leur différence, avec ironie, lorsqu’ils s’incluent d’eux-mêmes. C’est pourquoi l’autoédition est une preuve d’ironie de la part d’un auteur, et la publication une forme d’esprit de la part d’un éditeur, et je m’étonne, à bon droit, de ne jamais recevoir la visite du grain de sel du monde hospitalier. Peut-être par ironie ?


L’humour errant comme poésie ou soleil disperse des rayons le souffle de rareté.



jeudi 16 août 2018

Choix de vie



A — Je construis mon monde comme un château de cartes. Quelqu’un le heurte et il s’effondre. Dois-je le recommencer à lidentique, tout reconstruire méthodiquement, au risque de le perdre à la première rencontre ; ou bien saisir une carte et interpréter mon destin ? Que faire alors, sinon me vouer à la contemplation ? — B — Mais les deux cas ne forment-ils pas qu’une seule perspective ? Le choix est-il distinct entre la reconstruction, pour édifier ; et l’étude, pour renforcer ses fondations ?

mercredi 15 août 2018

Désespoirs du mirliton


Négatif du visage du linceul de Turin
(1898), © Photo Guiseppe Enrie, 1931




Les petites peines

 
Le désespoir prévaut         sous une forme humaine

tout au fond des cerveaux         étrangère à la haine :

Pour leur venir en aide         « Amis, dressez la table,

guérir d’une âme laide         la mort n’est qu’une fable.

nous rendre intelligents         Ci-gît le moi profond

ne pas juger les gens         du désespoir-à-fond.

mieux vaut se comparer         Écrivez-moi un livre

— et sans désemparer —         et je vous en délivre. »

à quelque grand vivant         Recueillons son sourire

qui fit en arrivant         dans le lire et l’écrire