mardi 6 septembre 2022

La chance, la parole, la culture




LA PRÉSENCE DISPARAÎT, Jacques Réda,
 p. 53, Tiers livre des reconnaissances,
 
Éditions Fata Morgana, 2016.




Le choix


Ce qui nous gêne le plus dans la culture qui nous choisit pour être les poètes de la chance, ce n’est pas son choix, mais l’immuabilité de son choix, sa non-réception de nos poèmes, notre bannissement loin de sa reconnaissance. De défis en défis, l’intérêt se nie et renie nos difficultés, que nous avons l’honneur de partager. 



La culture


Cette culture n’a pas d’intention initiale, son choix n’en est pas un, nous étions seulement là, on a cru en l’occasion. Je crains que l’arbitrage de cette culture se soit propagé, disons, comme la souffrance en temps de guerre, au lieu d’être un stimulant pour l’esprit en temps normal de paix. 



La chance


Un poète de la chance aime lire et écrire, il fait la cour à son amoureuse. Il ne court pas à la mort, qui est la condition dernière commune à tous les vivants. La mort n’est pas une occasion, la mort n’est pas une chance. L’intérêt vivant d’être un choix de culture réside dans la fin de l’expérience purement arbitraire qu’elle imposait, pour passer à la suivante, en être et faire sa publicité.



Les entremets


Nous admettons que nous faisions un mauvais choix. Nous ne devrions pas aggraver la situation en prétendant qu’on n’était pas à sa place dans cette école de choix. Nous écrasons cette culture infamante en public, parce que nous croyons à une chance de plus d’élever à la chance.



La parole

La culture de l’écrit, le pur esprit, se vivote sur le malentendu d’un mépris envers la culture générale de la parole, que l’écrit considère populaire. C’est une erreur, la parole comprend le parler et l’écrit. L’écrit peut comprendre la parole. La culture de l’écrit veut amener le parler à se réfléchir par l’écrit. Cette culture en néglige la parole dans le parler et la dimension intégrale de la parole. Elle existe, je l’ai rencontrée.





jeudi 1 septembre 2022

Le poète, la sensation, le sentiment




L’ENFANT, René Guy Cadou (1920-1951),
troisième poème 
dans Les Amis d’enfance,
Poésie, la vie entière, 
œuvres poétiques complètes,
aux Éditions Seghers.

La poésie

Humainement, je ne peux ni parler ni faire comme si je vivais dans les sphères et les parages de la poésie depuis des millénaires. De même que nous sommes les amoureux de la vie, nous sommes les invités de la poésie. Chez elle, l’amusement et le sérieux sont des jeux éducatifs qu’elle met au service de sa grande cause, le parcours de récréation, qui est long et surprenant, de l’année à l’instant, ressassé en bref. Je pense qu’elle sent en elle une amie de la sagesse. Chez elle, j’ai joué avec des philosophes.


Les poèmes

On admet généralement des conceptions poétiques et un sens de la poésie, à côté des poèmes. Le caractère poétique d’une situation, d’un sentiment, fait toutefois l’objet d’une certaine confusion : ce qui dans ce moment vécu peut sembler poétique, est-ce le bien qu’il nous inspire ? Le bien que sont l’agréable, la beauté, la douceur, ces choses bonnes que la poésie admet et encourage, ce bien peut se dire autrement qu’en l’appelant poétique. Le risque du trop flou n’est jamais loin du sujet, celui de l’évanescence de la chose non plus. Étrangement, en retour, certains poèmes sont écrits pour être lus par les flous et les évanescences. Pendant ce temps, des poètes critiques ont dénoncé et catégoriquement refusé que la douceur et la beauté soient admises dans la poésie faite de poèmes.


La connaissance

Le sens de la poésie naît ou apparaît d’après la lecture qu’on a de poèmes, dès l’enfance, au moins à l’école, où on la transmet, où elle se cultive. Plus tard, la poésie des poèmes est toujours abordable à ceux qui la recherchent et s’en souviennent. Ailleurs, le paysage admiré en sentant résonner un ancien ailleurs, la beauté vécue et aimée, l’oiseau perçu, la fontaine ou l’instant de flottement, de perfection, le tragique d’une pensée et d’un événement, sont originalisés par la culture faite pour qu’on puisse les nommer et les ressentir poétiques. La vie nourrit la poésie, les poètes et leurs poèmes de sensations, de temps, de visions, de pensées, de sentiments. Mais ce fait poétique, cette appellation même, provient des poèmes, s’applique à eux, on reprend sans cesse ce terme, on cultive l’art poétique, on sait encore encourager la lecture en général pour ses vertus édifiantes et calmantes, ses ressources d’intimité et de connaissances, de beautés, de pensée.


L’éloignement

Il faudrait donc être un peu fou pour prétendre à la longue couper l’art poétique de l’enfance et de l’école, de ses racines, au nom de Dieu sait quelle grande poésie. La beauté, le souffle et les mots sont un modèle vivant d’inspiration et d’émotion pour les poèmes. À la longue, la volonté de vider la poésie d’une part de sa substance dans l’intention de la transporter dans le poétique de la vie, des sensations, de la volonté, c’est cela et rien d’autre qui serait une trahison, un danger, un mauvais choix, le projet de détruire la poésie qui sauve le monde. L’école, la lecture, la bienveillance sauvent le monde. En être conscients est très important, nous sommes garants de ce bien, il est commun et contribue au maintien du monde de la vie. La poésie ne peut se vivre de trop de sophismes réducteurs, aussi libérateurs soient-ils. La souffrance de la perte suivrait l’évidement de la poésie par désertion délibérée de la culture des recueils, pour ne la destiner qu’à un diffus confus, un vague sentiment de déjà-vu, étrange et agréable, touchant et émouvant, sans qu’on sache très bien pourquoi : du langage, de la terre, un peuplement, où nous allons. En somme tout reste à faire, jusqu’à délier sa langue et défaire l’adversité.


La liberté

Une soirée sur les sentiers dans la nature, une passion légère dans le temps, le flâneur solitaire dans l’existence, ce sont des réalités poétiques quand on veut, où l’on veut, spécialement dans des poèmes qui misent sur l’entrée en résonance avec le sentiment du poétique et la connaissance de la poésie. Consciencieusement, les livres de poèmes recueillent concrètement de tels sentiments vécus et écrits, éprouvés dans les mots et l’esprit. Leur lecture les rappelle, à condition de les ouvrir, de les trouver.



samedi 18 juin 2022

MÉTACRITIQUE : CRITIQUE DES CRITIQUES. De la réception nouvelle de l’ego idéalisme.



Exposition :

La poésie ne peut accueillir toute l’arrogance inculte et moralisatrice de France, à l’heure où sa destinée principielle émerge en vertu de l’imminente révolution du consentement à la sagesse de l’ego idéalisme.

dimanche 3 avril 2022

TRACT : La valeur argent

Guernica, Picasso



 


Tract : La valeur argent


David Rolland


  1. Qui a institué l’argent ?
  2. Personne (ce n’est pas Dieu).
  3. Qu’ils se dénoncent s’ils vivent encore.
  4. La monnaie est le plus grand rempart dressé face à la conscience des corps : sans monnaie ces petites mains ne travailleraient pas, c’est ce que l’on a cru.
  5. Rien ne permet de juger les autres.
  6. Tout est injuste dans le système.
  7. Les individus ne sont pas coupables d’avoir des besoins.
  8. Le mérite n’est jamais dans l’argent.
  9. Le système du mérite fondé sur le gain d’argent est l’ennemi public numéro un.
  10. Sans monnaie pas de capitalisme sauvage.
  11. Il subsiste une devise pour la France et l’Europe (l’euro).
  12. La justice humaine veut l’échange d’un revenu solidaire universel contre la valeur de travail, en plus d’un salaire en fonction de l’activité.
  13. La justice de la dignité humaine veut la mise en vigueur d’un minimum de confort.
  14. La justice individuelle permet le droit à l’épargne et la propriété.
  15. La justice écologique nous met tous à crédit (limité).
  16. La justice économique ne permet qu’une seule banque (nationale).
  17. Toute personne morale ou physique est dans l’interdiction de polluer les villes, les campagnes et la nature (sous peine de poursuites et sanctions).
  18. L’accomplissement de la démocratie écologique implique la prise de conscience individuelle de chacun dans un but démocratique.
  19. Le système dicté par l’économie est discrédité par la sagesse humaine et l’innocence collective. 
  20. Les jeux de hasard basés sur le gain d’argent sont abolis.
  21. La monnaie n’a plus cours et l’argent ne repose sur le soi-disant mérite qu’une fois les besoins de chacun garantis.
  22. Plus personne ne part de rien. 
  23. Plus personne n’arrive nulle part.
  24. Les mathématiciens veillent sur le zéro et l’humanité veille sur tous ses enfants.
  25. L’argent est toujours conditionné par le vol.
  26. L’argent ne remplit pas les critères pertinents d’un marqueur d’évolution.
  27. L’argent et la monnaie sont des valeurs d’involution et de division.
  28. La valeur argent entrave la sélection naturelle.
  29. Le coût d’un même bien de consommation est fixe. 
  30. Extension du « prix unique » des livres à toutes les marchandises.
  31. La paix n’est pas une marchandise.
  32. Spéculer sur la vie revient à parier sur la mort.
  33. L’argent ne soigne pas l’angoisse métaphysique du temps qui passe irrémédiablement. 
  34. Rien ne peut soigner l’angoisse du temps, excepté la foi et la musique spirituelle. 
  35. L’angoisse provient de la course à l’argent qui génère une course pour la vie. 
  36. La distribution inégale de la richesse s’apparente à une angoisse matérialisée dans l’espace comme si, méconnu, inconnu ou hostile, l’espace était lui aussi mal distribué. 
  37. L’angoisse métaphysique est devenue réelle à cause du pouvoir de l’argent.
  38. La monnaie a valeur de solidarité et de mendicité jusqu’à l’extinction de toute mendicité.
  39. La solidarité est une valeur de civilisation. 
  40. La reconnaissance des individus envers l’ouvrage collectif de l’espèce humaine fonde la solidarité.
  41. Les inégalités de solidarité minent les perspectives de reconnaissance collective.
  42. L’argent est l’ennemi des enfants.
  43. Lorsque toutes les conditions de vie sont régies par l’argent, les inégalités qui ont conduit au système monétaire sont supprimées par les lois de l’économie et de la biologie. 
  44. L’argent est le symbole de la misère.
  45. L’argent est comme les larves : il pullule pour accroître ses chances de survie.
  46. L’argent parasite l’œuvre de la vie.
  47. L’existence humaine est l’instant d’une éternité ignorée et combattue par l’argent.
  48. Le monde exploité par les forces de l’argent est rendu immonde par la valeur abjecte de l’argent.
  49. Puisque de mémoire humaine personne n’a institué l’argent, qu’il s’efface du monde comme ses instigateurs.
  50. Le principe de ce monde repose sur la bienveillance. 
  51. La philanthropie en guerre contre l’empire de l’argent peut emprunter ses coutumes, à condition toutefois de le faire reculer.
  52. Les vocations philanthropiques s’inspirent de personnalités religieuses.
  53. La politique doit s’inspirer de la philanthropie pour que cesse l’injustice.
  54. L’argent circule dans le système parce que le malade veut vivre : l’exploitation par l’argent est un système d’appauvrissement des corps.
  55. Une fois que la pauvreté est abolie, l’argent ne peut plus circuler. 
  56. L’argent a naturellement tendance à automatiser le système dont il dépend et qu’il irrigue.
  57. Le remède à l’argent existe dans la confiance philanthropique. 
  58. La révolution de la valeur argent empêche toute personne de profiter ou de pâtir du système de répartition de la richesse.
  59. La valeur argent dissuade la citoyenneté d’exercer ses compétences en politique. 
  60. Le manque d’argent détourne des priorités mais peut conduire à les réviser.
  61. Comme le droit de chacun au minimum de confort, avoir de l’argent allège les soucis, mais l’argent corrompt davantage : il nie à d’autres les avantages qu’il donne aux uns.
  62. La retraite est un bon point de départ pour avoir l’argent qu’on mérite.
  63. L’argent met dans la gêne les proches d’un mourant qui se savait trop pauvre pour être enterré dignement. 
  64. On reconnaît au comédien le droit d’exagérer ; on le paie même pour ce spectacle.
  65. La vie n’est pas un spectacle qui privilégierait des acteurs professionnels grassement payés par la sueur des pauvres figurants.
  66. La valeur argent devient notre risée ; par conséquent l’argent n’est plus admis.
  67. La valeur argent empiète sur la confiance, l’argent n’est pas à sa place. Chacun mérite son minimum en argent. 
  68. Il ne suffit pas d’accorder sa confiance, il faut savoir qui la mérite, c’est là toute la complexité de la vie.
  69. Chacun mérite un minimum de confiance gratuitement : telle est la vraie valeur de l’argent. C’est là aussi le sens strict et premier du minimum de confort.

samedi 19 février 2022

L’hémistiche

Charles Baudelaire (1821-1867)


Si je tenais un bar, ce serait L’hémistiche
Des poètes parfaits, il deviendrait la niche

Nous boirions de nos vers librement le nectar
La règle d’or serait : PAS DE BRUIT DANS MON BAR

Tout vers cassé serait envoyé au pilon
ou sitôt refondu dans le petit salon

Les prosateurs seraient bienvenus au comptoir
où l’on sert l’eau-de-vie Esprit du réservoir

Tout poète assoiffé, pourvu qu’il soit sublime,
aurait un vers gratuit, le vers d’eau et la rime 


mardi 15 février 2022

Diptyque : Voyager en Ostracie, 2ème partie


Estampe Denys Le Tyran, 

Honoré Daumier (1808-1879)





II. La dette et le tyran 

Court essai d’harmonie



La dette et le tyran : voilà, pourrait-on dire, comment nombre de poètes contemporains considèrent la conception de la poésie qu’ils qualifient de « classique ». La dette et le tyran, autrement dit : le vers et la rime. Eux se disent « libres » et affranchis, en bons démocrates du verbe. Mais il y a, à l’origine de leur jugement de valeur sur la poésie, une ou deux erreurs d’optique. 


La première erreur est facile à deviner. Ils se disent poètes contemporains. Pourtant, quand l’un des leurs emploie le vers et la rime, ils nomment sa poésie « classique ». Mais non : elle est forcément contemporaine puisqu’elle émane d’un de leurs contemporains, sans quoi elle — ou son auteur — serait posthume. L’épithète de « contemporain » ne peut évidemment s’appliquer qu’au temps qui voit naître le poète et son œuvre, jamais au style de sa poésie. La manie d’envisager l’histoire de la poésie remplie de courants et de mouvements commodément intemporels et discriminants est peut-être à l’origine de l’appellation « classique », mais elle est anachronique et inopérante pour dire sérieusement ce qui s’écrit aujourd’hui, quel qu’en soit le style.


La seconde erreur est plus fine. La poésie dite contemporaine se veut libérée des contraintes de l’harmonie. C’est pourquoi elle se dit libre ou « vers-libriste ». Cette dernière expression reconnaît, volontairement ou involontairement, que la poésie ne s’est pas émancipée des vers, pour une bonne raison : cela lui est impossible. Le minimum syntaxique du poème reste le vers. Un seul mot peut suffire à former un vers. Le vers est le strict nécessaire du poème, son « minimum syndical », sans aborder ici la capacité de la poésie à embrasser la page, quand le poème s’écrit en prose.


La poésie dite « libre » et la poésie dite « classique » ont en commun la particularité qu’un poème, s’il est composé de vers, ne joue pas le jeu de la prose, ni dans une certaine mesure, plus restreinte, celui de la page. Un poème est toujours libre, soit il est tombé sur le papier, soit il s’est laissé attraper, mais chacun sent qu’il est libre de s’envoler : chant, murmures, récitation, silence. Ce fait, pour peu que l’on se réfère à un poème de n’importe quelle époque, est, il me semble, immanquable. Pour le dire plaisamment : le texte du poème, à l’échelle du livre, économise de l’encre et, en contrepartie, gaspille du papier. Il ressemble ainsi à un oiseau tombé sur la page, ou au nid auquel il retourne pour nourrir ses petits. Cette image vivante du poème tranche avec la fluidité liquide de la prose qui remplit les pages tout en étant contrainte sans mal au format du livre. La prose s’épanche. Les poèmes, plus mesurés, contraignent toujours tant soit peu le livre, parce qu’ils ne l’épousent qu’au prix de l’acceptation, par le public, d’une forme qui laisse un vide. Bien que ces formes soient traditionnellement reconnues aujourd’hui, elle sont en apparence plus frugales qu’un roman. En apparence seulement, car la poésie libre, au sens où nous allons l’expliquer, est porteuse d’une densité et d’une exigence d’harmonie et d’équilibre qui contrebalancent sa relative avarice.


Les vers donnent au poème son rythme, régularité et irrégularités, ils équilibrent le flot millénaire du fonds de la poésie, qui ouvre chaque poème sur le flot sauvage de la parole, ancestrale, immémoriale, mais toujours présente. Il importe, outre l’originalité du poème et la sincérité du poète, que les vers entrent en résonance avec ce fonds et cette parole, aux confins du verbe, jusqu’à la dimension transcendante de l’existence, car le poème harmonise alors à la fois le langage commun et ce qui lui fait écho ; il prend son sens à cette place où l’harmonie équilibre le poème en lui-même et hors de lui-même, depuis son dedans et vers l’ailleurs, toutes raisons d’être, comme une éponge absorbante qui boucherait l’espace et filtrerait la substance intelligible et sensible qui passe entre l’infini et la vie.


Les rimes sont des points nodaux d’équilibre et de déséquilibre. Elles viennent aider les vers à continuer leur chemin, ou torpillent quelque peu leur travail : les rimes sont des prises de risques. Mais elles ne devraient pas forcer le sens des vers en se souvenant trop des autres poèmes, ni servir aux vers de fourre-tout, car c’est à cette condition qu’on pourrait parler de tyrannie. Je n’ai jamais bien compris, en voyant certains brouillons d’auteurs du passé, comment les rimes pouvaient être disposées avant le travail des vers sans les tyranniser, comme si la fin justifiait les moyens, ou comme si les rimes symbolisaient un passage obligé des signes, au sujet desquels le poète ne pouvait pas transiger (peut-être s’agissait-il de défricher un champ autrefois inexploré de la création). Il est beaucoup plus amusant aujourd’hui de se lancer dans l’écriture d’un poème en l’improvisant, par conséquent en s’y livrant avec la foi et de manière majoritairement linéaire, comme dans l’existence, avec le sentiment d’une prise de risque alliée à un effet de surprise que le poète est le premier à découvrir. Il y a une vigilance à maintenir en alerte quand on compose un vers, mais il y a double vigilance à observer quand on en vient à la rime. Elle peut laisser fuiter le vers jusqu’au vers suivant, comme elle peut le catapulter quelques vers plus loin, ou dynamiser la scansion (en utilisant le rejet, notamment), en injectant un déséquilibre ou une force supplémentaire.


Les rimes harmonisent elles aussi le poème, pas à la manière des vers qui brassent le texte et le contiennent entièrement pour l’offrir, mais comme des jalons spatio-temporels placés là pour pondérer le rythme du texte et le regard du lecteur, les éclairer de fanaux, les creuser de pièges, les fluidifier ou induire des résistances que le texte incite le lecteur à surmonter en recourant à des ruses : tantôt lire tout haut, tantôt gueuler ; tantôt le silence, tantôt chuchoter ; seul ou à deux ; en comité ou au stade ; lire de haut en bas ou de bas en haut ; foncer, revenir ; respirer.


Je parle de la dette et du tyran pour dire l’état de la poésie quand elle est dans un rapport de contrainte passive et non consentie, non éclairée, envers la parole. Seuls exemples (à ma connaissance) existant pour le décrire : le mauvais goût, la mauvaise foi et la gaucherie. C’est l’inadéquation entre le tyran qu’est l’auteur et sa dette envers la poésie, comprise comme parole véridique. Rétribue-t-il mal le fonds de la poésie, la pratique authentique du poème ? Ce n’est qu’un problème de critique, de travail et d’approche.


La rime n’est pas un tyran pour peu que le poème soit équilibré. C’est l’auteur qui fait son tyran quand il n’aime pas assez la poésie tout en l’exerçant. Pourquoi se torturer, sinon pour torturer ce qui le torture ? Je l’ai dit, le vers, la dette en poésie est inévitable, il est inévitable de s’en acquitter. Mal s’en acquitter, c’est tyranniser, c’est se cramponner maladroitement. Les rimes sont les bouts des vers, leurs fins. Elles ne sont jamais le but des vers ni le but d’un poème, dont la fin n’est pas marquée avant le dernier mot. Les rimes tyranniques sont trahies par les poètes lorsqu’ils ne les raniment ni ne les altèrent depuis des siècles, mais les reconduisent à l’identique avec leurs tares forcées.


Dans un vers, le plagiat quand il a lieu est manifeste, pour peu qu’on soit bien informé. Mais certaines rimes ont été mille fois plagiées, là réside le scandale mais là aussi la liberté de s’en défaire, puisqu’une rime peut supporter infiniment plus de plagiats qu’un vers, qui correspond à peu près à une unité de sens, tandis que la rime n’est qu’une unité d’harmonie. La poésie n’apparaît tyrannique que selon la rime (ou alors il y a plagiat, selon le témoignage attesté d’au moins un vers, un demi-vers dans le cas de l’alexandrin, la césure à l’hémistiche faisant foi) ; toutefois, la poésie peut encore et pour longtemps être libre selon la rime et selon le vers (ce qui signifie : ni radotage ni plagiat).


Le vers n’est dû et débité que s’il n’appelle pas sa raison d’être et s’il ne la contient pas davantage. Voilà, entre autres complications, pourquoi il importe de savoir compter. Il est humain et beau de vouloir sauver quelqu’un qui patauge ou se noie ; mais le minimum serait de l’aider à reprendre sa marche au lieu de le laisser pantelant sur la berge ou dans un fossé. Alors la terre nourrit le poème, les tiges et les nervures poussent librement, les rimes fleurissent puis se fanent et les vers se distribuent à la becquée ; petit à petit l’oiseau fait son nid.


La grâce d’un poème se reconnaît à la vigueur de vers si libres qu’ils sont tendus et déployés vers l’infini, en direction de l’être qui le sauve.


Quand une rime ou deux fleurissent dans l’âme d’un poète, c’est le début d’un beau poème. Quand les mêmes rimes refleurissent dans le cœur d’un lecteur, c’est un miracle et il y a lieu de s’en émerveiller.


Nos contemporains poètes ont beaucoup trop confondu la théorie structurelle et la pratique régulière, la critique et la poésie, les lois de l’harmonie et celles de l’inspiration.


Lorsque le poème est vraiment libre, la contrainte formelle est toujours possible, mais je la nomme active car elle consolide le poème seulement dans sa structure, sans le figer, en lui donnant une forme où il s’épanouit et la dépasse, la surmonte et la sublime, pour que la poésie parle suffisamment haut, suffisamment bien, pour être attendue et reprise (de mémoire ou en relecture).


Les fictions ancrées dans les esprits de nos contemporains infligent à la poésie tout autant un reproche récurrent qu’une œuvre répétitive, que résume et désigne la formule la dette et le tyran, comprise comme pétrification de la critique et de la poésie.


30 décembre 2021