La Fontaine
Livre VI, Fable X, Le Lièvre et la Tortue
(Notes et remarques de David Rolland)
Rien ne sert de courir ; il faut partir à point.
Le Lièvre et la Tortue en sont un témoignage.
Gageons, dit celle-ci, que vous n’atteindrez point
Sitôt que moi ce but. – Sitôt ? Êtes-vous sage ?
Repartit l’animal léger.
Ma commère, il vous faut purger
Avec quatre grains d’ellébore.
– Sage ou non, je parie encore.
Ainsi fut fait : et de tous deux
On mit près du but les enjeux :
Savoir quoi, ce n’est pas l’affaire,
Ni de quel juge l’on convint.
Notre Lièvre n’avait que quatre pas à faire ;
J’entends de ceux qu’il fait lorsque prêt d’être atteint
Il s’éloigne des chiens, les renvoie aux Calendes (1),
Et leur fait arpenter les landes.
Ayant, dis-je, du temps de reste pour brouter,
Pour dormir, et pour écouter
D’où vient le vent, il laisse la Tortue
Aller son train de Sénateur (2).
Elle part, elle s’évertue ;
Elle se hâte avec lenteur.
Lui cependant méprise une telle victoire,
Tient la gageüre (3) à peu de gloire,
Croit qu’il y va de son honneur
De partir tard. Il broute, il se repose,
Il s’amuse à toute autre chose
Qu’à la gageure. À la fin quand il vit
Que l’autre touchait presque au bout de la carrière (4),
Il partit comme un trait ; mais les élans qu’il fit
Furent vains : la Tortue arriva la première.
Eh bien ! lui cria-t-elle, avais-je pas raison ?
De quoi vous sert votre vitesse ?
Moi, l’emporter ! et que serait-ce
Si vous portiez une maison (5) ?(1) Renvoyer aux Calendes, c’est-à-dire à un temps qui ne viendra jamais. De nos jours, la course aux honneurs connaît des Lièvres qui jurent à des « chiens » de poètes, en mentant, de ne jamais trouver leurs places.
(2) Usage vieilli. De nos jours, on entendrait mieux dire : Aller son train de prosateur.
(3) C’est-à-dire un pari, un défi, que les deux protagonistes relèvent, dans cette fable : arriver le premier. Variante orthographique : gageure. On prononce la lettre u, comme dans juré.
(4) C’est-à-dire au bout du parcours.
(5) La Tortue fait allusion à sa carapace, qui est son abri naturel.
Illustration : Fables de La Fontaine, Paris, A. Capendu, 1912. Source : Institut de France, fonds Erhard https://www.institutdefrance.fr/publications/le-lievre-et-la-tortue/
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