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dimanche 10 octobre 2021

NOUVELLE : L’église nouvelle


Église de Scrignac, en 2010, via Wikipedia



Au village de Scrignac, le matin du 15 juillet 2020, tous les habitants, à peine réveillés, relayèrent la nouvelle qui n’était, à ce moment-là, pour la plupart d’entre eux, encore ensommeillés qu’ils étaient par la nuit qui avait suivi les festivités, qu’une rumeur des plus cocasses et pour le moins déroutante. Mais tandis qu’une à une les familles déjeunaient et s’apprêtaient à sortir dans les rues du village, celles-ci connurent un afflux inhabituel pour un matin d’été, jusqu’à ce qu’un considérable attroupement se formât sur la place centrale. Agglutinés sur le parvis de Saint-Pierre, les villageois réunis dessinaient un demi-cercle, qui ressemblait à un croissant de lune, en regardant, éberlués, les yeux rivés devant eux, l’emplacement qui était vide. Ils devaient se rendre à l’évidence : l’église avait disparu. À l’endroit où, hier encore, s’élevait le saint édifice, il ne restait qu’un terrain sablonneux, immaculé, en tout point identique à celui que les jardiniers entretenaient alentour. Après quelques instants d’un silence marmoréen, à peine couvert par les murmures et les bruissements des témoins stupéfaits de cette diablerie, l’évènement commença à soulever un concert d’interrogations, qui fit rapidement place à un tonnerre d’indignation, d’autant plus que la disparition était parfaite, la réalité implacable, la vision aussi nette que possible.


Un homme bien connu des habitants de Scrignac, en la personne du maire, s’approcha du prêtre de la paroisse, qui priait en observant ostensiblement une attitude flegmatique, et lui adressa, déboussolé, ces quelques mots de solidarité :


— J’espère qu’il n’y avait personne à l’intérieur de l’église, pendant la nuit...
Le prêtre, offusqué, lui rétorqua :
— Pourquoi ? Pourquoi ?
— Parce que s’il y avait eu quelqu’un, il serait porté disparu.
— Mais non ! Mais non ! Bien-sûr qu’il n’y avait personne, c’est absurde de penser ça, voyons !
— On ne peut que s’en féliciter, conclut le maire, qui alla rejoindre ses conseillers.


La journée s’annonçait longue, mais déjà, les familles reprenaient leur routine, en s’efforçant d’oublier ce qui n’avait ni vraiment de nom ni de comparaison. Chacun était encore sous le choc, personne n’avait rien vu venir, et nul ne savait quoi penser. Devant l’impossible, l’irrationnel, l’absurde qui confine au mysticisme, nous sommes partagés entre un sentiment de crainte, un besoin d’effacement, et la recherche de la faute. À qui la faute ? Personne n’osait en parler. Des idées, on s’en fait toujours, mais quand survient un événement aussi fou que celui-ci, personne n’a l’audace de dire exactement ce qu’il pense. Du moins, pas immédiatement, pas avant le temps de la réflexion. Avec le temps, comme envers toute disparition, le deuil s’accomplit, quel qu’il soit, celui de son prochain, d’un parent, la mémoire d’un disparu, ou un monument, comme cette église, une tombe ensevelie, une adresse oubliée, une maison désertée avec ses quelques meubles, ses habitants, ses souvenirs, tout ça ressassé par les marées du temps, jusqu’à leur évanouissement dans l’océan du monde, jusqu’en nous-mêmes aussi. La mémoire, source de vie, reprend alors la parole, et ce sont des mots utiles, des signes d’humanité, des témoignages d’amour, qui restent après tout le reste.


Nombre de petits groupes, qui s’étaient déplacés pour assister au phénomène, tournaient progressivement le dos à l’église disparue, lorsqu’un enfant, un petit garçon d’environ six ans, qui avait échappé à la vigilance de ses parents, courut vers l’entrée du sanctuaire, nommée narthex, et se promena dans la nef en souriant, étrangement guidé par une intuition qui rend les jeunes enfants, en secret, plus grands que les adultes. En se dirigeant vers l’autel, il trébucha sans se faire mal, seulement étonné par l’apparente absence d’obstacle sur son chemin, alors qu’il avait réellement rencontré quelque chose d’invisible. L’enfant, devenu conscient de ce qui l’entourait, et mû comme par innocence en face du mystère qui se dissimulait à cet endroit, reprit son exploration et, prudemment, gravit les marches de l’autel. Il ne voyait rien autour de lui, mais pouvait sentir l’église, sa présence, immuable, dans l’espace et le temps, sa dimension propre, intégralement intacte, telle que personne avant lui ne l’avait perçue ni sentie. Les yeux sont le sens premier, à l’homme qui vit dans le monde, mais l’esprit est le premier mot qui traverse celui qui rencontre le sacré. Quand les mots deviennent sensés, la pensée, qui voit l’esprit, lui prête parole. L’esprit naissant dans cet enfant remplissait une église, lorsque sa mère, qui l’avait cherché, le vit, en suspens, semblant flotter à un mètre au-dessus du sable, comme un ange impassible. Et tout ce monde-là se tourna vers l’église. Et ils virent l’enfant. Ils ne purent rien dire, mais ils avaient soudain compris. Et tandis que l’angélus sonnait midi, leur vie reprit son cours, paisiblement, plus profonde et plus belle que jamais.

samedi 2 octobre 2021

NOUVELLE : Le Secret

 

Image © David Rolland



Lorsque le démon se pencha sur le cas de Bruno Loyreau, écrivain de son état, il choisit d’innover. En comparaison des mauvais traitements que les démons infligent habituellement à leurs victimes, il entreprit de faire mieux : plus vicieux, moins spectaculaire et résolument sur-mesure. 

*

En ouvrant sa boîte aux lettres un matin, Bruno Loyreau fut saisi d’un pressentiment : c’était le grand jour, le jour choisi par la chance pour lui apporter la bonne nouvelle, celle du succès de son manuscrit, après dix années infructueuses de tentatives de publication. Il s’empara du courrier des Éditions Couillebrand, qu’il attendait depuis trois mois, et rentra précipitamment le lire dans son appartement.


Monsieur Loyreau,
Nous vous remercions pour la confiance sans relâche que vous montrez à l’égard des Éditions Couillebrand. C’est non sans intérêt que nous avons pris connaissance de votre manuscrit La Césure.

Malheureusement, nous ne pouvons envisager de l’intégrer dans notre catalogue.
Salutations distinguées.

Ève-Renée de Prout-Prout.


Le démon se frotta les mains. L’interface truquée de son invention, qu’il avait mise en lieu et place de la réalité entre Bruno Loyreau et les maisons d’édition, fonctionnait à plein. L’apparence était parfaite : rien du réel ne transparaissait entre l’auteur et les éditeurs. Personne ne s’en apercevait. Les échecs d’aspirants à la publication étant monnaie courante, Bruno Loyreau se sentait incompris et s’endurcissait comme seuls les génies savent s’en accommoder. Jamais le pauvre écrivain n’aurait pu seulement se douter que son manuscrit avait été accepté depuis des lustres. Les éditeurs, qui s’étaient lassés depuis longtemps qu’un auteur si immodeste ne donnât aucune suite à leurs relances favorables, le tenaient simplement pour un doux rêveur ou l’un de ces plaisantins dont est remplie l’histoire de la littérature. 

*

Mais déjà Loyreau avait remis son ouvrage sur le métier, à l’affût de la moindre coquille, de la moindre faiblesse qui pouvait se nicher dans son roman La Césure. Il procéda à une dernière relecture avant d’envoyer son manuscrit à son éditeur préféré, le redoutable Brandon Marlou. Le démon ajusta plus finement l’interface trompeuse qui coupait du succès le jouet de son sadisme. Mais l’éditeur, qui reçut pour la onzième fois le même manuscrit, commençait à flairer qu’il y avait un loup. Un détail le préoccupait : comment ce génie de Loyreau pouvait-il méconnaître toutes ses lettres positives, ses coups de fil joviaux, depuis dix ans jour pour jour, et lui infliger pour la énième fois de feindre le jobard, l’impétrant, le soumis, laissant croupir son chef-d’œuvre dans l’anonymat le plus médiocre ? Est-ce qu’il le prenait pour un con ? Moi, on ne me prend pas si longtemps pour un con, pensa Brandon Marlou. Je vais enquêter un peu sur ce Loyreau de merde... Et qu’il me foute la paix avec son satané roman ! 

*

Bruno Loyreau rentrait chez lui ce soir-là après une journée de travail à la bibliothèque d’étude. Brandon Marlou l’attendait. 

— Bonsoir... Bruno Loyreau je présume ? 

— Oui !

Mais le démon, qui guettait leur rencontre, déploya son interface piégée en un rien de temps pour tromper l’éditeur, qui crut entendre : « Non ! » et répliqua aussitôt : 

— Excusez-moi, c’est une erreur.

Loyreau, lui aussi, avait reconnu le célèbre éditeur. Interloqué, il pensa que l’autre lui parlait de son manuscrit. Mais pourquoi se serait-il alors déplacé pour lui dire : « c’est une erreur... » ? 

— Vous êtes Brandon Marlou, n’est-ce pas ? 

— C’est moi. 

— J’admire beaucoup votre travail. En particulier l’édition complète des études de H.G. Simpson sur la symbolique de la rature dans les écritures gnostiques au IVe siècle.

— Je vous en remercie chaleureusement ! Je n’en ai pas beaucoup vendu en dix-sept ans. Vous êtes un fin connaisseur. 

— Vaguement... Disons que je m’y intéressais beaucoup avant d’abandonner ce sujet pour me lancer dans un roman... hélas !... Dix ans de ma vie... L’avez-vous lu au moins ?

— Peut-être, quel est son titre ?

— Le Secret, Monsieur Marlou, Le Secret. Dix ans de ma vie. J’y travaille encore, Monsieur Marlou. Bonne soirée.

Et Marlou le regarda entrer dans son immeuble en se demandant qui pouvait être ce drôle de type. Mais instinctivement, il le rattrapa de justesse et lui fit :

— Attendez ! Faites-moi entrer, je serais curieux de lire votre manuscrit.

*

Le démon s’épuisait en raison de la sagacité de Brandon Marlou. Il avait péniblement usé la plupart de ses sortilèges pour seulement altérer l’ouïe de l’éditeur, qui se révélait plus coriace que prévu. En outre, il avait dû improviser ce titre de substitution Le Secret, qu’il n’aimait pas, sans compter les efforts auxquels il allait devoir consentir pour réécrire le texte entier en espérant tromper la vigilance de l’éditeur. Tout cela lui annonçait un sombre présage : la fin de ses droits sur l’auteur. 

*

En pénétrant dans l’appartement de Loyreau, Marlou faillit s’évanouir. Une odeur immonde empestait l’atmosphère. Mais, se dit-il, l’auteur semblait n’en rien remarquer.

— Installez-vous confortablement dans le salon, M. Marlou, je vais chercher le manuscrit dans mon bureau. 

Il revint aussitôt avec les feuillets en main et présenta La Césure à l’éditeur, qui suffoquait sans pouvoir se calmer.

— Vite fait alors, ça p... euh, ça promet !

Il lut la page de titre. En effet... Le Secret... mmmh... Il parcourut quelques pages, qui lui parurent dignes d’intérêt. Mais il éprouvait une telle nausée qu’il dut dire à Loyreau :

— Laissez-moi ce texte, je le lirai à tête reposée. Il se pourrait qu’il m’intéresse au plus haut point. Là, je dois vraiment y aller. 

— Gardez-le. Je n’en ai plus besoin. Dix ans de ma vie. Je n’attends plus rien. Au revoir, cher Brandon. 

Vraiment bizarre ce type, songea Marlou en sortant de l’immeuble. Par curiosité, il regarda l’interphone et distingua, parmi tous les noms des résidents, celui de Bruno Loyreau. Il rentra chez lui en se jurant d’éclaircir définitivement ce mystère.

*

Adossé au siège de son bureau, au milieu des volutes de fumée d’un cigare, Brandon Marlou séchait. Rien ne concordait. Pour lui, l’auteur du Secret n’était pas celui de La Césure. Le Secret était un plat roman des plus ennuyeux, qui ne tenait pas ses promesses et comportait de multiples et invraisemblables maladresses, tandis que La Césure, qu’il tenait là devant lui, demeurait l’impérissable chef-d’œuvre qu’il avait toujours été. Pourtant, il en était convaincu, c’était bien Bruno Loyreau qu’il avait rencontré ce soir-là. Pourquoi l’auteur, si doué, avait choisi ce texte médiocre au titre banal, et pourquoi un pseudonyme d’auteur aussi absurde ? Des canulars, l’histoire de la littérature n’en manquait pas, mais d’aussi absurdes, Marlou n’en connaissait guère. Il ne restait qu’une seule explication : Loyreau était authentiquement fou. Il était possédé par une sorte de démon qui lui faisait sciemment rater, avec la plus grande maîtrise et le plus grand sérieux, tout ce qu’il entreprenait dans le monde. Brandon Marlou avait connu des auteurs. Des timides, des gâteux, des maladroits, des insupportables, des reclus. Mais quand il tenait un texte de cette envergure, il lui était impossible de le laisser passer. Loyreau, il en était maintenant persuadé, était un détraqué, un nombriliste contemplatif en mal d’amitié. L’éditeur allait employer la ruse pour attirer l’auteur dans son plan en le prenant par les sentiments. De cette façon, il n’en doutait pas, il parviendrait à le ramener doucement à la raison.

*

Le mois suivant, on sonna un matin à l’interphone de l’écrivain. 

— Bruno ! C’est Brandon. J’ai trouvé en tout point formidable votre manuscrit. Je veux le publier. 

— Mais comment...

— La seule chose qui me gêne, c’est le titre. Ce n’est pas qu’il soit mauvais, mais pour vous assurer le succès, il manque quelque chose, une accroche aux lecteurs.

— Bon, et vous verriez quoi à la place ?

— Un titre plus fort, plus tranchant. Que diriez-vous de... La Césure !


Il se fout de moi... soupira Loyreau en raccrochant.