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mardi 15 février 2022

Diptyque : Voyager en Ostracie, 1ère partie

Denys l’ancien, l’épée de Damoclès, 1812,
Richard Westall (1765-1836)


I. D’un ostracisme culturel, lourd, supposé, en poésie contemporaine


L’expérience (au sens de quantité de réalité accumulée par un individu) enseigne bien des choses, parfois à se méfier, mais toujours à examiner les raisons exprimées pour ou contre, les motivations qui jalonnent le parcours de l’individu que l’on est incontournablement. In fine, c’est la qualité de la réception que les autres lui réservent et réservent à ses actes, à ses œuvres, qui se révèle à lui, publiquement ou non. 


Dans la société francophone de la poésie française (j’écarte d’emblée celle qui ne serait fondée que sur les réseaux de connivence et l’entresoi), le matériau premier pour juger d’une présentation, d’une œuvre et des valeurs qui la portent, ce sera, il me semble, le gris de la littérature, les poèmes, certaines lettres et courriels qui les accompagnent, le « noir sur blanc ».


En ma qualité d’individu et d’écrivain, j’ai toujours été bien reçu à l’entrée virtuelle des multiples cercles poétiques où j’ai présenté mon projet, des bribes de mon œuvre poétique, des poèmes. Si parfois, de rares fois, l’échange ne s’est pas poursuivi cordialement ou sans incompréhension, j’en suis le premier responsable. Parfois, mon impéritie ou mon manque de préparation, ma verdeur ou mon impatience, en des cas encore plus rares ma colère ou une forme de penchant à faire table rase, auront tristement balayé les réserves, les préjugés utiles, voire le rejet tout légitime qu’on opposait à mes poèmes pas toujours pertinents, pas toujours destinés avec motivation, ni sincères ni même bons, même à mes yeux. 


Mais passons sur ces incartades de débutant, et entrons plus avant dans le sujet, car je ne veux rien moins que le lecteur ne prête à cette lettre ouverte une quelconque tournure ironique.


Au-delà de la présentation d’une œuvre à un comité de lecture, que ce soit pour une revue en ligne ou pour une maison d’édition, et au-delà du premier refus de ce comité de lecture, il y a l’échange qui leur fait suite, le cas échéant ; et le motif du refus, si le comité veut l’exprimer.


1. Le cas de non-réponse


Si rien ne fait suite à la demande de précisions de l’auteur, on retiendra que c’est l’indifférence qui a succédé à sa demande. Dans certains cas l’indifférence est culturelle, dans d’autres elle est professionnelle.  


  • Indifférence culturelle : dans le cas d’une réponse qui ne vient jamais car vous étiez prévenu par avance que, si « dans deux mois », vous n’aviez pas reçu de réponse, vous pouviez considérer qu’elle équivalait à un refus.
  • Indifférence professionnelle : même cas de non-réponse, cette fois en raison d’une faiblesse de gestion, dans certains cas où le temps manque au secrétariat sous pression, débordé, etc., ou à la suite d’un oubli, d’une négligence.


Comme lors d’une entrevue d’embauche qui ne porte pas ses fruits, le demandeur est en droit de questionner les raisons du refus, si celles-ci n’ont pas déjà été explicitées. Dans le cas où un échange fait suite au refus de publication, un débat peut s’installer. Et ici, comme dans l’entreprise, le comité de lecture peut exprimer ses motifs en les détaillant. 


2. Le cas de réponse négative argumentée


À partir de ce stade, l’indifférence culturelle peut encore donner de la voix. Par exemple elle peut avancer ses « goûts personnels » mentionnés évasivement, sans plus de précisions. L’indifférence peut aussi porter un masque, si elle ne veut pas explorer la palette de ses propres valeurs, en répondant par exemple : « N'hésitez pas à lire vos contemporains publiés en revue ou par les maisons d'édition et ayez l'audace. » Ou : « Ce que vous m’envoyez est certes très sympathique, un bel engagement et un bel amour de la poésie, mais je l’ai déjà lu nombre de fois. »


À multiplier les confrontations à l’indifférence culturelle, l’auteur, s’il consent à persévérer comme un poème persiste dans le temps s’il n’est pas qu’éphémère et perte de soi, comprendra que c’est en réinventant ses angles d’approche qu’il en apprendra un peu plus sur le phénomène de la poésie contemporaine, mais surtout pas en suivant des conseils pour lui absurdes, tels que : « Je pense que si vous osiez vous défaire de la poésie classique, celle que nous apprenons à l'école, et avec un peu de travail, car vous avez la fibre poétique, vos textes seraient reconnus par les poètes, revuistes et éditeurs contemporains français. » En effet, pourquoi imiterait-il ce que les autres font, tandis qu’on lui reproche, à tort ou excessivement, de se conformer à un modèle ?


C’est aussi à partir de ce stade que l’interlocuteur du poète (interlocuteur qui lui-même est souvent poète) va, plus ou moins finement, plus ou moins consciemment, mais toujours volontiers, exprimer ses valeurs, les valeurs poétiques qui ont dicté son refus face à ce que le poète veut défendre, c’est-à-dire ses mots et ses pensées, ses conceptions et son existence vivante. Les valeurs qui portent le refus de publier de la poésie contemporaine versifiée et rimée s’expriment typiquement dans un refus qui commence par expliquer la positivité de ce qu’elles veulent publier, de ce qu’elles publient, sur le mode du « comment pas », du « pas comme cela ». Par exemple : « Nous avons décidé de ne pas publier vos textes car ils ne correspondent pas à ce que nous souhaitons publier. » Ou : « Je suis désolé, mais ce n’est pas pour nous. » Nous sommes là, apparemment, au point de de plus grande acuité de la liberté d’indifférence


Si alors l’auteur a suscité plus de franchise de la part de l’interlocuteur qu’il sollicite, il le verra aborder plus franchement les valeurs qui règnent sur sa conception de la poésie. Cette franchise, que le poète appelle et qu’il remercie malgré la possible « brutalité » qu’il y rencontre, va lui apprendre, à longueur de courriels et de réponses, que la conception de la poésie qu’on lui prête et qu’il défend volontiers, sans toutefois que les deux points de vue se confondent, est rarement la bienvenue dans le monde des revues et des éditeurs, qu’elle n’est ni vraiment dominante ni plébiscitée, ni encouragée ni publiée, et qu’elle suscite une réprobation assez répandue. On lui écrira quelques fois une réponse qui développe l’argument du « comment faire », qui n’explique pas encore le « pourquoi du comment », mais avance quelques pions instructifs pour situer l’interlocuteur, par exemple : « Nous publions essentiellement de la poésie non rimée, non rythmée, de la poésie qui explore de nouvelles possibilités autour du travail de la langue. Et nous n'avons pas rencontré cela dans vos textes. » Ou encore : « Les vers, les rimes, ce n’est plus possible. La poésie doit être un jaillissement, une immédiateté. Ça doit surgir. »


3. Le soupçon de l’ostracisme 


Une poésie contemporaine, née d’un poète contemporain, une poésie originale, non plagiée, qui ne passe pas son temps à « compter » ni à « faire sonner », ne comptera pas plus demain dans les poèmes vers-libristes de ses contemporains pour vérifier si le nombre de non-vers de l’un correspond à tels autres plus anciens, si leurs syllabes non-comptées ressemblent à telles autres, si la disposition des non-rimes, ici, a déjà été explorée là. Le poète dit « classique » n’est pas non plus celui qui toujours compte, découpe et sonne. Quelle absurdité de ne plus jamais compter ; mais quel scandale de réduire le vers régulier à un comptage. Qui compte, finalement, dans cette affaire ? Ceux qui passent leur temps à nier ce qui est compté parce que c’est dénombrable, ou bien ceux qui ont appris à compter avant de s’atteler au reste ? Qui rime, finalement, dans cette affaire ? Ceux qui s’arriment à l’idée que rimer est la faillite de toute poésie contemporaine, ou ceux qui font rimer leurs vers à quelque musique qui traverse leur existence et celle de quelques autres ? Qui « explore » ce qui peut être exploré, et qui ne le fait pas ? Qui « travaille » la langue, et qui ne le fait pas ? Qu’est-ce qui peut bien « surgir », et qu’est-ce qui s’embourbe ? Y a-t-il, du côté de la « poésie contemporaine », une volonté d’émancipation de tout aspect traditionnel, de tout droit à l’oisiveté du langage, de toute culture de soi ? Cette volonté se peut-elle sans arrière-pensées, sans aucun humour et sans aucune forme de recul ? Repose-t-elle sur une intolérance à la combinaison des sons, au jeux rythmiques, aux contraintes qui permettent de s’en libérer ?


Pendant qu’une bonne partie de la philosophie combat la technique machiniste moderne, la poésie contemporaine combat la conception technique de la poésie ancienne.


Il ne s’agit plus du tout d’une liberté d’indifférence, mais de valeurs qui expriment activement le refus de la poésie rimée, versifiée. On l’a exprimé dans un refus de la poésie apprise à l’école. Mais quel mal y a-t-il à apprendre de la poésie à l’école et, éventuellement, à s’en souvenir ? Le ressentiment des classes irait-il si loin, viendrait-il de si loin ? De tels complexes me paraissent dangereux. Je préfère seulement les effleurer ici, mais il faudrait y venir si le malentendu croissait. 


On a cru voir aussi, dans cette « forme » de poésie (parler de « forme » est très réducteur), un rappel niais et innocent des formes passées, mais rien n’autorise à préjuger de la teneur, de l’innocence ou de la folie créatrice d’un poème, d’après le seul prétexte formaliste et technique « antivers » et « antirime ». Un tel interdit, jeté sur le style, devrait faire l’objet d’une remise en question rigoureuse de la part des militants réfractaires qui n’ont peut-être pas appris le savoir-faire qui le constitue. Il y a au moins autant de mièvrerie, de niaiserie, à ériger en dogme son inexpérience d’un style parmi d’autres, qu’à chanter maladroitement son goût immodéré pour les chatons et les bonbons.


On a aussi voulu dynamiter l’idée ancienne de forme et de sens, de musique et d’image (c’est une fois de plus réducteur) parce que le rythme et la beauté appartiendraient à un passé révolu, haï en raison du sens supposé de l’histoire et de la désertification de l’esprit, la « mort de Dieu », qui interdiraient la régularité du vers et les jeux d’assonances. Il faut reconnaître que si nous étions tous soumis à une seule vision pessimiste de la condition humaine, récuser une certaine poésie classique appartiendrait aussi au pessimisme et à la soumission des esprits, toutes choses qu’une telle vision prétendait pourtant combattre.


Quelques contemporains ont essayé l’alexandrin : Jacques Réda, William Cliff, quelques autres… guère plus.


4. Conclusion


On me fait comprendre très clairement que la poésie classiciste, parée de vers, de rimes, tous ces alexandrins parfaits, ces beaux sonnets et ces quatrains élégants, ne sont plus du goût des contemporains. Ces poèmes rappellent-ils, à ces nouvelles poétesses et nouveaux poètes, la récitation des écoles, le bon Dieu mort et le rythme des armées qui marchaient sur des cadavres ? Je réponds que la beauté est toujours autre, que le travail de la langue est universellement réparti dans tous les poèmes, et surtout que leur censure ne passe pas inaperçue. 


Tous les anti- commencent à peser sérieusement sur la poésie contemporaine. Il ne suffit pas de faire un pas de côté à gauche ou à droite pour réfuter un pas dans une autre direction, ni pour prétendre à la « nouveauté ». Cela convient à ceux qui inversent les valeurs depuis leur bureau bien ordonné avant d’embrasser leurs enfants qui rentrent du cours de danse et de tennis tout en réservant pour le soir même une table pour quatre personnes au restaurant. Il ne suffit pas de se réclamer, comme dans certains cas, d’une volonté revendiquée de rejoindre la poésie originaire pour faire oublier que toute origine doit être située. Dans le cas contraire, nous courons le risque de perdre de vue que s’exerce une nouvelle espèce de barbarie métaphysique. Si, après tout, on a bien le droit de ne versifier ni rimer, on ne doit pas interdire pour autant la représentation d’une poésie ni de ce qu’elle est au seul motif qu’elle ressemble à ce qu’elle est ; on ne doit pas lui interdire de faire ce qu’elle peut, sous prétexte qu’on ignore quel pouvoir la poésie peut avoir sur les mentalités (ou bien il ne reste qu’à interdire la littérature) ; on ne doit pas, pour une poésie mal-aimée, ostracisée, être condamné à l’anonymat, au silence, aussi platement, aussi inconsidérément, aussi faussement que je l’ai montré (j’aurais aimé en montrer plus, davantage de mauvaise foi et d’inanité conceptuelle, mais j’ai choisi de dire ce que je sais, au lieu de dire tout ce que je sens). 


« Nous avons lu dans vos textes de très belles images, de beaux vers, de belles idées »


C’est déjà pas si mal pour un œil fatigué, qui connaît la laideur, un déjà-trop-vieux corps, déboussolé, un mauvais esprit lézardé qui ne s’est redressé qu’au fil du temps et au prix d’efforts qui ne contredisent pas la vie. Il existe forcément des poètes, revenants ou brisés, qui profiteront de leur poésie pour se soigner d’un dérèglement des sens. 


Je demande plus d’attention, plus d’ouverture, plus de naturel que beaucoup d’entre vous, poètes contemporains, n’en montrez à la poésie contemporaine de un à dix-sept mètres. Et si elle n’est pas assez haute, ou pas assez profonde pour vos échelles, dites-le lui.


Novembre 2021


David Rolland




samedi 2 octobre 2021

NOUVELLE : Le Secret

 

Image © David Rolland



Lorsque le démon se pencha sur le cas de Bruno Loyreau, écrivain de son état, il choisit d’innover. En comparaison des mauvais traitements que les démons infligent habituellement à leurs victimes, il entreprit de faire mieux : plus vicieux, moins spectaculaire et résolument sur-mesure. 

*

En ouvrant sa boîte aux lettres un matin, Bruno Loyreau fut saisi d’un pressentiment : c’était le grand jour, le jour choisi par la chance pour lui apporter la bonne nouvelle, celle du succès de son manuscrit, après dix années infructueuses de tentatives de publication. Il s’empara du courrier des Éditions Couillebrand, qu’il attendait depuis trois mois, et rentra précipitamment le lire dans son appartement.


Monsieur Loyreau,
Nous vous remercions pour la confiance sans relâche que vous montrez à l’égard des Éditions Couillebrand. C’est non sans intérêt que nous avons pris connaissance de votre manuscrit La Césure.

Malheureusement, nous ne pouvons envisager de l’intégrer dans notre catalogue.
Salutations distinguées.

Ève-Renée de Prout-Prout.


Le démon se frotta les mains. L’interface truquée de son invention, qu’il avait mise en lieu et place de la réalité entre Bruno Loyreau et les maisons d’édition, fonctionnait à plein. L’apparence était parfaite : rien du réel ne transparaissait entre l’auteur et les éditeurs. Personne ne s’en apercevait. Les échecs d’aspirants à la publication étant monnaie courante, Bruno Loyreau se sentait incompris et s’endurcissait comme seuls les génies savent s’en accommoder. Jamais le pauvre écrivain n’aurait pu seulement se douter que son manuscrit avait été accepté depuis des lustres. Les éditeurs, qui s’étaient lassés depuis longtemps qu’un auteur si immodeste ne donnât aucune suite à leurs relances favorables, le tenaient simplement pour un doux rêveur ou l’un de ces plaisantins dont est remplie l’histoire de la littérature. 

*

Mais déjà Loyreau avait remis son ouvrage sur le métier, à l’affût de la moindre coquille, de la moindre faiblesse qui pouvait se nicher dans son roman La Césure. Il procéda à une dernière relecture avant d’envoyer son manuscrit à son éditeur préféré, le redoutable Brandon Marlou. Le démon ajusta plus finement l’interface trompeuse qui coupait du succès le jouet de son sadisme. Mais l’éditeur, qui reçut pour la onzième fois le même manuscrit, commençait à flairer qu’il y avait un loup. Un détail le préoccupait : comment ce génie de Loyreau pouvait-il méconnaître toutes ses lettres positives, ses coups de fil joviaux, depuis dix ans jour pour jour, et lui infliger pour la énième fois de feindre le jobard, l’impétrant, le soumis, laissant croupir son chef-d’œuvre dans l’anonymat le plus médiocre ? Est-ce qu’il le prenait pour un con ? Moi, on ne me prend pas si longtemps pour un con, pensa Brandon Marlou. Je vais enquêter un peu sur ce Loyreau de merde... Et qu’il me foute la paix avec son satané roman ! 

*

Bruno Loyreau rentrait chez lui ce soir-là après une journée de travail à la bibliothèque d’étude. Brandon Marlou l’attendait. 

— Bonsoir... Bruno Loyreau je présume ? 

— Oui !

Mais le démon, qui guettait leur rencontre, déploya son interface piégée en un rien de temps pour tromper l’éditeur, qui crut entendre : « Non ! » et répliqua aussitôt : 

— Excusez-moi, c’est une erreur.

Loyreau, lui aussi, avait reconnu le célèbre éditeur. Interloqué, il pensa que l’autre lui parlait de son manuscrit. Mais pourquoi se serait-il alors déplacé pour lui dire : « c’est une erreur... » ? 

— Vous êtes Brandon Marlou, n’est-ce pas ? 

— C’est moi. 

— J’admire beaucoup votre travail. En particulier l’édition complète des études de H.G. Simpson sur la symbolique de la rature dans les écritures gnostiques au IVe siècle.

— Je vous en remercie chaleureusement ! Je n’en ai pas beaucoup vendu en dix-sept ans. Vous êtes un fin connaisseur. 

— Vaguement... Disons que je m’y intéressais beaucoup avant d’abandonner ce sujet pour me lancer dans un roman... hélas !... Dix ans de ma vie... L’avez-vous lu au moins ?

— Peut-être, quel est son titre ?

— Le Secret, Monsieur Marlou, Le Secret. Dix ans de ma vie. J’y travaille encore, Monsieur Marlou. Bonne soirée.

Et Marlou le regarda entrer dans son immeuble en se demandant qui pouvait être ce drôle de type. Mais instinctivement, il le rattrapa de justesse et lui fit :

— Attendez ! Faites-moi entrer, je serais curieux de lire votre manuscrit.

*

Le démon s’épuisait en raison de la sagacité de Brandon Marlou. Il avait péniblement usé la plupart de ses sortilèges pour seulement altérer l’ouïe de l’éditeur, qui se révélait plus coriace que prévu. En outre, il avait dû improviser ce titre de substitution Le Secret, qu’il n’aimait pas, sans compter les efforts auxquels il allait devoir consentir pour réécrire le texte entier en espérant tromper la vigilance de l’éditeur. Tout cela lui annonçait un sombre présage : la fin de ses droits sur l’auteur. 

*

En pénétrant dans l’appartement de Loyreau, Marlou faillit s’évanouir. Une odeur immonde empestait l’atmosphère. Mais, se dit-il, l’auteur semblait n’en rien remarquer.

— Installez-vous confortablement dans le salon, M. Marlou, je vais chercher le manuscrit dans mon bureau. 

Il revint aussitôt avec les feuillets en main et présenta La Césure à l’éditeur, qui suffoquait sans pouvoir se calmer.

— Vite fait alors, ça p... euh, ça promet !

Il lut la page de titre. En effet... Le Secret... mmmh... Il parcourut quelques pages, qui lui parurent dignes d’intérêt. Mais il éprouvait une telle nausée qu’il dut dire à Loyreau :

— Laissez-moi ce texte, je le lirai à tête reposée. Il se pourrait qu’il m’intéresse au plus haut point. Là, je dois vraiment y aller. 

— Gardez-le. Je n’en ai plus besoin. Dix ans de ma vie. Je n’attends plus rien. Au revoir, cher Brandon. 

Vraiment bizarre ce type, songea Marlou en sortant de l’immeuble. Par curiosité, il regarda l’interphone et distingua, parmi tous les noms des résidents, celui de Bruno Loyreau. Il rentra chez lui en se jurant d’éclaircir définitivement ce mystère.

*

Adossé au siège de son bureau, au milieu des volutes de fumée d’un cigare, Brandon Marlou séchait. Rien ne concordait. Pour lui, l’auteur du Secret n’était pas celui de La Césure. Le Secret était un plat roman des plus ennuyeux, qui ne tenait pas ses promesses et comportait de multiples et invraisemblables maladresses, tandis que La Césure, qu’il tenait là devant lui, demeurait l’impérissable chef-d’œuvre qu’il avait toujours été. Pourtant, il en était convaincu, c’était bien Bruno Loyreau qu’il avait rencontré ce soir-là. Pourquoi l’auteur, si doué, avait choisi ce texte médiocre au titre banal, et pourquoi un pseudonyme d’auteur aussi absurde ? Des canulars, l’histoire de la littérature n’en manquait pas, mais d’aussi absurdes, Marlou n’en connaissait guère. Il ne restait qu’une seule explication : Loyreau était authentiquement fou. Il était possédé par une sorte de démon qui lui faisait sciemment rater, avec la plus grande maîtrise et le plus grand sérieux, tout ce qu’il entreprenait dans le monde. Brandon Marlou avait connu des auteurs. Des timides, des gâteux, des maladroits, des insupportables, des reclus. Mais quand il tenait un texte de cette envergure, il lui était impossible de le laisser passer. Loyreau, il en était maintenant persuadé, était un détraqué, un nombriliste contemplatif en mal d’amitié. L’éditeur allait employer la ruse pour attirer l’auteur dans son plan en le prenant par les sentiments. De cette façon, il n’en doutait pas, il parviendrait à le ramener doucement à la raison.

*

Le mois suivant, on sonna un matin à l’interphone de l’écrivain. 

— Bruno ! C’est Brandon. J’ai trouvé en tout point formidable votre manuscrit. Je veux le publier. 

— Mais comment...

— La seule chose qui me gêne, c’est le titre. Ce n’est pas qu’il soit mauvais, mais pour vous assurer le succès, il manque quelque chose, une accroche aux lecteurs.

— Bon, et vous verriez quoi à la place ?

— Un titre plus fort, plus tranchant. Que diriez-vous de... La Césure !


Il se fout de moi... soupira Loyreau en raccrochant.


mardi 21 août 2018

Poète, que veux-tu ?

Paul Celan (1920-1970) 




LE CLIENT : Dieu a fait le monde en six jours, et vous, vous n’êtes pas foutu de me faire un pantalon en six mois. LE TAILLEUR : Mais, Monsieur, regardez le monde, et regardez votre pantalon.

Le monde et le pantalon, 1945, Samuel Beckett


À quoi bon des poètes ? À quoi bon des maisons d’édition de poésie ? À quoi bon, si je ne peux jamais lire une nouveauté poétique qui rime à quelque chose ? Qui rime avec quelque chose ! S’il ne m’est jamais donné de lire ce que j’aimerais vivre écrit d’après un vivant ? Qui rime avec quelqu’un ! Laissons de côté la chanson populaire, il s’agit ici d’autre chose. Je viens de passer une petite heure à farfouiller dans les rayons de poésie d’une petite librairie, à la recherche de recueils de poètes contemporains. Jamais je n’ai pu découvrir, pas plus d’un quart d’instant, sans que la faute en soit aux libraires, la moindre harmonie, la moindre envie de musique, la moindre simplicité de dire, non pas celles des mots que nous pouvons tous avaler, mais celle du monde, non pas le monde, mais celui de tous ces poètes. La rime est un principe, l’affaire est entendue. Je ne peste pas contre le manque de principes, mais contre l’absence de tout principe poétique, qui ruine l’édition de poésie et la lecture avec.


Qu’il m’est pénible d’ânonner de l’esprit et de la voix, de trébucher sur tant de briques malfaisantes, sur tant de voix naturelles, sur tant de balbutiements abscons, sur des paysages dont l’aridité, la minéralogie, la virtualité, encombrent l’époque et occupent si peu le temps d’une lecture, que je me sens contraint et forcé de vitupérer, de philosopher. Si toutefois la diversité régnait véritablement ! Mais ce qui a pour nom diversité en poésie contemporaine n’est que la diversité du monde. La vie poétique, dans la plus simple expression de sa nécessité, de sa nudité, peut attendre encore longtemps. Dans les grimaces de ces aimables modérations de comptabilité de la langue du monde, on vous fait tantôt sentir que, vous, ce n’est pas assez naturel, tantôt pas assez travaillé ; tantôt c’est votre représentation qui est obsolète, tantôt c’est le sens qui vous fait défaut ; puis retournabilent farcir des pages par centaines dans leur technique bavoir de virtuquosité.


Côté édition, les choses sont pires. En musique, jamais les éditeurs et les amateurs de musiques sérielles n’ont empêché le moins du monde la pop et le rock de paraître, d’être diffusées et appréciées, ni la musique baroque de renaître. En poésie du monde, nulle âme ne semble vivre, qui survive au son du battement de la trique Métrique, nulle conscience qui, croirait-on, ne pulse ni ne s’arrime en vertu de la Rime. La rime, pour peu qu’elle rapproche les mots du poème de la vie du poète, est le principe le plus fiable en poésie, avec la métrique, que le vers soit libre ou non est d’importance secondaire. Se souvient-on parfois de la délicate parole de Mozart enfant ? « Je mets ensemble les notes qui s’aiment. » Que la vie poétique ne soit pas heureuse en amour, cela arrive. Que les mots d’amour ne viennent pas facilement au poète vivant, cela arrive aussi. Mais que plus jamais les mots et la vie poétiques ne riment, ne coïncident, ne servent ni la représentation, ni le sens, ni aucun poème, ce fait est un fait d’une incongruité indéfendable. Que d’aimables poètes préfèrent écrire des poèmes sériels au lieu de rimes, en raison de la méconnaissance que nous avons tous des fondements du langage, de la raison, du logos, autrement dit en raison d’un manque de religiosité, de foi rationnelle, ne me poserait pas le moindre petit problème si seulement je ne me sentais pas ainsi contraint sous le régime de la botte à ne lire que des grands morts et à proférer des imprécations contre d’illustres inconnus qui ont pour eux force, empire, et tyrans célèbres.


Tous les sanglots vivants du monde iront à l’Univers.


Après tout, j’ai choisi la rime et le vers. Eux les rejettent. Pourquoi ?


Après Auschwitz, Paul Celan a formulé un principe en poésie, celui de survivre : « Rester là, tenir, dans l’ombre / de la cicatrice en l’air. » (Choix de poèmes, p. 233). Après l’enfer des camps de la mort, avec la mémoire de l’anéantissement, Celan, imprégné de mystique juive, ne pouvait pas comprendre que Dieu eût permis le crime des crimes. À ce jour, je ne crois pas qu’il puisse exister un seul athée rationnel pour qui l’Holocauste n’entre pas en ligne de compte dans sa conviction d’être un athée. On vit avant ou après, mais il n’y a même plus ni avant ni après, l’événement submerge l’histoire et constitue la mémoire des mémoires. Personne au monde n’est ni ne sera rescapé de l’histoire nazie. « La mort est un maître venu d’Allemagne » (Fugue de mort, Paul Celan). Dans Psaume, il nomme Dieu de façon ambiguë et ambivalente, il l’appelle « Personne » : « Loué sois-tu, Personne. / Pour l’amour de toi nous voulons / fleurir. / Contre / toi. » Poète religieux, né en 1920, Paul Celan voulut survivre contre Dieu après Auschwitz. Il se donna la mort le 20 avril 1970. Il n’avait pas besoin de rimes pour poétiser. Dieu était sa voix et l’objet de sa colère. Nul poème n’a besoin de rimes pour être poésie. Mais à quoi rime une vie poétique de nos jours, si elle n’est pas plus dangereuse que le quotidien et l’atome, si la poésie n’est jamais écrite et publiée qu’en prose ? Mais où diable est-il encore question de Dieu dans la poésie ? Paul Celan serait-il, dans plusieurs consciences poétiques dérangées haut placées, le poète qui aurait tué Dieu et Personne, pour une postérité sans raison ni vérité ?


Je me sens absurde et dissipé, avec mes questions difficiles. Assez récemment, j’ai trouvé un recueil de sonnets de Didier Malherbe publié au Castor Astral : Escapade en facilie. Les subtiles et innombrables variations de la facilité y sont déclinées dans des sonnets qui touchent la cible parfois, mais qui pour certains souffrent de quelques maladresses de style. Les sens multiples que peut revêtir la facilité y sont brillamment illustrés, mais l’exercice de style a ses limites. Gonflé de cet artifice, le recueil ne m’a pas paru des plus véridiques, à moins que l’auteur n’ait rien voulu d’autre que montrer, non sans esprit, la palette vivifiante de ses facilités à lui. Un terme choisi sans bonheur car, à mon sens, l’auteur et son recueil ne peuvent manquer de se distinguer au milieu de la masse cacophonique de la poésie sérielle, en arborant l’étiquette facile. Je manque peut-être d’humour, mais l’orchestration pataude de l’édition poétique en France ne m’aide pas beaucoup. Il me semble que cette tentative de facilité ne soit même qu’une dissonance, qu’un pouet honorable parmi de violents efforts ; mais qui sait de quel prélude il sera le héraut ?


Si l’humour consistait à exclure de l’esprit éditorial les poètes différents, on relèverait immanquablement leur différence, avec ironie, lorsqu’ils s’incluent d’eux-mêmes. C’est pourquoi l’autoédition est une preuve d’ironie de la part d’un auteur, et la publication une forme d’esprit de la part d’un éditeur, et je m’étonne, à bon droit, de ne jamais recevoir la visite du grain de sel du monde hospitalier. Peut-être par ironie ?


L’humour errant comme poésie ou soleil disperse des rayons le souffle de rareté.