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mardi 15 février 2022

Diptyque : Voyager en Ostracie, 2ème partie


Estampe Denys Le Tyran, 

Honoré Daumier (1808-1879)





II. La dette et le tyran 

Court essai d’harmonie



La dette et le tyran : voilà, pourrait-on dire, comment nombre de poètes contemporains considèrent la conception de la poésie qu’ils qualifient de « classique ». La dette et le tyran, autrement dit : le vers et la rime. Eux se disent « libres » et affranchis, en bons démocrates du verbe. Mais il y a, à l’origine de leur jugement de valeur sur la poésie, une ou deux erreurs d’optique. 


La première erreur est facile à deviner. Ils se disent poètes contemporains. Pourtant, quand l’un des leurs emploie le vers et la rime, ils nomment sa poésie « classique ». Mais non : elle est forcément contemporaine puisqu’elle émane d’un de leurs contemporains, sans quoi elle — ou son auteur — serait posthume. L’épithète de « contemporain » ne peut évidemment s’appliquer qu’au temps qui voit naître le poète et son œuvre, jamais au style de sa poésie. La manie d’envisager l’histoire de la poésie remplie de courants et de mouvements commodément intemporels et discriminants est peut-être à l’origine de l’appellation « classique », mais elle est anachronique et inopérante pour dire sérieusement ce qui s’écrit aujourd’hui, quel qu’en soit le style.


La seconde erreur est plus fine. La poésie dite contemporaine se veut libérée des contraintes de l’harmonie. C’est pourquoi elle se dit libre ou « vers-libriste ». Cette dernière expression reconnaît, volontairement ou involontairement, que la poésie ne s’est pas émancipée des vers, pour une bonne raison : cela lui est impossible. Le minimum syntaxique du poème reste le vers. Un seul mot peut suffire à former un vers. Le vers est le strict nécessaire du poème, son « minimum syndical », sans aborder ici la capacité de la poésie à embrasser la page, quand le poème s’écrit en prose.


La poésie dite « libre » et la poésie dite « classique » ont en commun la particularité qu’un poème, s’il est composé de vers, ne joue pas le jeu de la prose, ni dans une certaine mesure, plus restreinte, celui de la page. Un poème est toujours libre, soit il est tombé sur le papier, soit il s’est laissé attraper, mais chacun sent qu’il est libre de s’envoler : chant, murmures, récitation, silence. Ce fait, pour peu que l’on se réfère à un poème de n’importe quelle époque, est, il me semble, immanquable. Pour le dire plaisamment : le texte du poème, à l’échelle du livre, économise de l’encre et, en contrepartie, gaspille du papier. Il ressemble ainsi à un oiseau tombé sur la page, ou au nid auquel il retourne pour nourrir ses petits. Cette image vivante du poème tranche avec la fluidité liquide de la prose qui remplit les pages tout en étant contrainte sans mal au format du livre. La prose s’épanche. Les poèmes, plus mesurés, contraignent toujours tant soit peu le livre, parce qu’ils ne l’épousent qu’au prix de l’acceptation, par le public, d’une forme qui laisse un vide. Bien que ces formes soient traditionnellement reconnues aujourd’hui, elle sont en apparence plus frugales qu’un roman. En apparence seulement, car la poésie libre, au sens où nous allons l’expliquer, est porteuse d’une densité et d’une exigence d’harmonie et d’équilibre qui contrebalancent sa relative avarice.


Les vers donnent au poème son rythme, régularité et irrégularités, ils équilibrent le flot millénaire du fonds de la poésie, qui ouvre chaque poème sur le flot sauvage de la parole, ancestrale, immémoriale, mais toujours présente. Il importe, outre l’originalité du poème et la sincérité du poète, que les vers entrent en résonance avec ce fonds et cette parole, aux confins du verbe, jusqu’à la dimension transcendante de l’existence, car le poème harmonise alors à la fois le langage commun et ce qui lui fait écho ; il prend son sens à cette place où l’harmonie équilibre le poème en lui-même et hors de lui-même, depuis son dedans et vers l’ailleurs, toutes raisons d’être, comme une éponge absorbante qui boucherait l’espace et filtrerait la substance intelligible et sensible qui passe entre l’infini et la vie.


Les rimes sont des points nodaux d’équilibre et de déséquilibre. Elles viennent aider les vers à continuer leur chemin, ou torpillent quelque peu leur travail : les rimes sont des prises de risques. Mais elles ne devraient pas forcer le sens des vers en se souvenant trop des autres poèmes, ni servir aux vers de fourre-tout, car c’est à cette condition qu’on pourrait parler de tyrannie. Je n’ai jamais bien compris, en voyant certains brouillons d’auteurs du passé, comment les rimes pouvaient être disposées avant le travail des vers sans les tyranniser, comme si la fin justifiait les moyens, ou comme si les rimes symbolisaient un passage obligé des signes, au sujet desquels le poète ne pouvait pas transiger (peut-être s’agissait-il de défricher un champ autrefois inexploré de la création). Il est beaucoup plus amusant aujourd’hui de se lancer dans l’écriture d’un poème en l’improvisant, par conséquent en s’y livrant avec la foi et de manière majoritairement linéaire, comme dans l’existence, avec le sentiment d’une prise de risque alliée à un effet de surprise que le poète est le premier à découvrir. Il y a une vigilance à maintenir en alerte quand on compose un vers, mais il y a double vigilance à observer quand on en vient à la rime. Elle peut laisser fuiter le vers jusqu’au vers suivant, comme elle peut le catapulter quelques vers plus loin, ou dynamiser la scansion (en utilisant le rejet, notamment), en injectant un déséquilibre ou une force supplémentaire.


Les rimes harmonisent elles aussi le poème, pas à la manière des vers qui brassent le texte et le contiennent entièrement pour l’offrir, mais comme des jalons spatio-temporels placés là pour pondérer le rythme du texte et le regard du lecteur, les éclairer de fanaux, les creuser de pièges, les fluidifier ou induire des résistances que le texte incite le lecteur à surmonter en recourant à des ruses : tantôt lire tout haut, tantôt gueuler ; tantôt le silence, tantôt chuchoter ; seul ou à deux ; en comité ou au stade ; lire de haut en bas ou de bas en haut ; foncer, revenir ; respirer.


Je parle de la dette et du tyran pour dire l’état de la poésie quand elle est dans un rapport de contrainte passive et non consentie, non éclairée, envers la parole. Seuls exemples (à ma connaissance) existant pour le décrire : le mauvais goût, la mauvaise foi et la gaucherie. C’est l’inadéquation entre le tyran qu’est l’auteur et sa dette envers la poésie, comprise comme parole véridique. Rétribue-t-il mal le fonds de la poésie, la pratique authentique du poème ? Ce n’est qu’un problème de critique, de travail et d’approche.


La rime n’est pas un tyran pour peu que le poème soit équilibré. C’est l’auteur qui fait son tyran quand il n’aime pas assez la poésie tout en l’exerçant. Pourquoi se torturer, sinon pour torturer ce qui le torture ? Je l’ai dit, le vers, la dette en poésie est inévitable, il est inévitable de s’en acquitter. Mal s’en acquitter, c’est tyranniser, c’est se cramponner maladroitement. Les rimes sont les bouts des vers, leurs fins. Elles ne sont jamais le but des vers ni le but d’un poème, dont la fin n’est pas marquée avant le dernier mot. Les rimes tyranniques sont trahies par les poètes lorsqu’ils ne les raniment ni ne les altèrent depuis des siècles, mais les reconduisent à l’identique avec leurs tares forcées.


Dans un vers, le plagiat quand il a lieu est manifeste, pour peu qu’on soit bien informé. Mais certaines rimes ont été mille fois plagiées, là réside le scandale mais là aussi la liberté de s’en défaire, puisqu’une rime peut supporter infiniment plus de plagiats qu’un vers, qui correspond à peu près à une unité de sens, tandis que la rime n’est qu’une unité d’harmonie. La poésie n’apparaît tyrannique que selon la rime (ou alors il y a plagiat, selon le témoignage attesté d’au moins un vers, un demi-vers dans le cas de l’alexandrin, la césure à l’hémistiche faisant foi) ; toutefois, la poésie peut encore et pour longtemps être libre selon la rime et selon le vers (ce qui signifie : ni radotage ni plagiat).


Le vers n’est dû et débité que s’il n’appelle pas sa raison d’être et s’il ne la contient pas davantage. Voilà, entre autres complications, pourquoi il importe de savoir compter. Il est humain et beau de vouloir sauver quelqu’un qui patauge ou se noie ; mais le minimum serait de l’aider à reprendre sa marche au lieu de le laisser pantelant sur la berge ou dans un fossé. Alors la terre nourrit le poème, les tiges et les nervures poussent librement, les rimes fleurissent puis se fanent et les vers se distribuent à la becquée ; petit à petit l’oiseau fait son nid.


La grâce d’un poème se reconnaît à la vigueur de vers si libres qu’ils sont tendus et déployés vers l’infini, en direction de l’être qui le sauve.


Quand une rime ou deux fleurissent dans l’âme d’un poète, c’est le début d’un beau poème. Quand les mêmes rimes refleurissent dans le cœur d’un lecteur, c’est un miracle et il y a lieu de s’en émerveiller.


Nos contemporains poètes ont beaucoup trop confondu la théorie structurelle et la pratique régulière, la critique et la poésie, les lois de l’harmonie et celles de l’inspiration.


Lorsque le poème est vraiment libre, la contrainte formelle est toujours possible, mais je la nomme active car elle consolide le poème seulement dans sa structure, sans le figer, en lui donnant une forme où il s’épanouit et la dépasse, la surmonte et la sublime, pour que la poésie parle suffisamment haut, suffisamment bien, pour être attendue et reprise (de mémoire ou en relecture).


Les fictions ancrées dans les esprits de nos contemporains infligent à la poésie tout autant un reproche récurrent qu’une œuvre répétitive, que résume et désigne la formule la dette et le tyran, comprise comme pétrification de la critique et de la poésie.


30 décembre 2021


Diptyque : Voyager en Ostracie, 1ère partie

Denys l’ancien, l’épée de Damoclès, 1812,
Richard Westall (1765-1836)


I. D’un ostracisme culturel, lourd, supposé, en poésie contemporaine


L’expérience (au sens de quantité de réalité accumulée par un individu) enseigne bien des choses, parfois à se méfier, mais toujours à examiner les raisons exprimées pour ou contre, les motivations qui jalonnent le parcours de l’individu que l’on est incontournablement. In fine, c’est la qualité de la réception que les autres lui réservent et réservent à ses actes, à ses œuvres, qui se révèle à lui, publiquement ou non. 


Dans la société francophone de la poésie française (j’écarte d’emblée celle qui ne serait fondée que sur les réseaux de connivence et l’entresoi), le matériau premier pour juger d’une présentation, d’une œuvre et des valeurs qui la portent, ce sera, il me semble, le gris de la littérature, les poèmes, certaines lettres et courriels qui les accompagnent, le « noir sur blanc ».


En ma qualité d’individu et d’écrivain, j’ai toujours été bien reçu à l’entrée virtuelle des multiples cercles poétiques où j’ai présenté mon projet, des bribes de mon œuvre poétique, des poèmes. Si parfois, de rares fois, l’échange ne s’est pas poursuivi cordialement ou sans incompréhension, j’en suis le premier responsable. Parfois, mon impéritie ou mon manque de préparation, ma verdeur ou mon impatience, en des cas encore plus rares ma colère ou une forme de penchant à faire table rase, auront tristement balayé les réserves, les préjugés utiles, voire le rejet tout légitime qu’on opposait à mes poèmes pas toujours pertinents, pas toujours destinés avec motivation, ni sincères ni même bons, même à mes yeux. 


Mais passons sur ces incartades de débutant, et entrons plus avant dans le sujet, car je ne veux rien moins que le lecteur ne prête à cette lettre ouverte une quelconque tournure ironique.


Au-delà de la présentation d’une œuvre à un comité de lecture, que ce soit pour une revue en ligne ou pour une maison d’édition, et au-delà du premier refus de ce comité de lecture, il y a l’échange qui leur fait suite, le cas échéant ; et le motif du refus, si le comité veut l’exprimer.


1. Le cas de non-réponse


Si rien ne fait suite à la demande de précisions de l’auteur, on retiendra que c’est l’indifférence qui a succédé à sa demande. Dans certains cas l’indifférence est culturelle, dans d’autres elle est professionnelle.  


  • Indifférence culturelle : dans le cas d’une réponse qui ne vient jamais car vous étiez prévenu par avance que, si « dans deux mois », vous n’aviez pas reçu de réponse, vous pouviez considérer qu’elle équivalait à un refus.
  • Indifférence professionnelle : même cas de non-réponse, cette fois en raison d’une faiblesse de gestion, dans certains cas où le temps manque au secrétariat sous pression, débordé, etc., ou à la suite d’un oubli, d’une négligence.


Comme lors d’une entrevue d’embauche qui ne porte pas ses fruits, le demandeur est en droit de questionner les raisons du refus, si celles-ci n’ont pas déjà été explicitées. Dans le cas où un échange fait suite au refus de publication, un débat peut s’installer. Et ici, comme dans l’entreprise, le comité de lecture peut exprimer ses motifs en les détaillant. 


2. Le cas de réponse négative argumentée


À partir de ce stade, l’indifférence culturelle peut encore donner de la voix. Par exemple elle peut avancer ses « goûts personnels » mentionnés évasivement, sans plus de précisions. L’indifférence peut aussi porter un masque, si elle ne veut pas explorer la palette de ses propres valeurs, en répondant par exemple : « N'hésitez pas à lire vos contemporains publiés en revue ou par les maisons d'édition et ayez l'audace. » Ou : « Ce que vous m’envoyez est certes très sympathique, un bel engagement et un bel amour de la poésie, mais je l’ai déjà lu nombre de fois. »


À multiplier les confrontations à l’indifférence culturelle, l’auteur, s’il consent à persévérer comme un poème persiste dans le temps s’il n’est pas qu’éphémère et perte de soi, comprendra que c’est en réinventant ses angles d’approche qu’il en apprendra un peu plus sur le phénomène de la poésie contemporaine, mais surtout pas en suivant des conseils pour lui absurdes, tels que : « Je pense que si vous osiez vous défaire de la poésie classique, celle que nous apprenons à l'école, et avec un peu de travail, car vous avez la fibre poétique, vos textes seraient reconnus par les poètes, revuistes et éditeurs contemporains français. » En effet, pourquoi imiterait-il ce que les autres font, tandis qu’on lui reproche, à tort ou excessivement, de se conformer à un modèle ?


C’est aussi à partir de ce stade que l’interlocuteur du poète (interlocuteur qui lui-même est souvent poète) va, plus ou moins finement, plus ou moins consciemment, mais toujours volontiers, exprimer ses valeurs, les valeurs poétiques qui ont dicté son refus face à ce que le poète veut défendre, c’est-à-dire ses mots et ses pensées, ses conceptions et son existence vivante. Les valeurs qui portent le refus de publier de la poésie contemporaine versifiée et rimée s’expriment typiquement dans un refus qui commence par expliquer la positivité de ce qu’elles veulent publier, de ce qu’elles publient, sur le mode du « comment pas », du « pas comme cela ». Par exemple : « Nous avons décidé de ne pas publier vos textes car ils ne correspondent pas à ce que nous souhaitons publier. » Ou : « Je suis désolé, mais ce n’est pas pour nous. » Nous sommes là, apparemment, au point de de plus grande acuité de la liberté d’indifférence


Si alors l’auteur a suscité plus de franchise de la part de l’interlocuteur qu’il sollicite, il le verra aborder plus franchement les valeurs qui règnent sur sa conception de la poésie. Cette franchise, que le poète appelle et qu’il remercie malgré la possible « brutalité » qu’il y rencontre, va lui apprendre, à longueur de courriels et de réponses, que la conception de la poésie qu’on lui prête et qu’il défend volontiers, sans toutefois que les deux points de vue se confondent, est rarement la bienvenue dans le monde des revues et des éditeurs, qu’elle n’est ni vraiment dominante ni plébiscitée, ni encouragée ni publiée, et qu’elle suscite une réprobation assez répandue. On lui écrira quelques fois une réponse qui développe l’argument du « comment faire », qui n’explique pas encore le « pourquoi du comment », mais avance quelques pions instructifs pour situer l’interlocuteur, par exemple : « Nous publions essentiellement de la poésie non rimée, non rythmée, de la poésie qui explore de nouvelles possibilités autour du travail de la langue. Et nous n'avons pas rencontré cela dans vos textes. » Ou encore : « Les vers, les rimes, ce n’est plus possible. La poésie doit être un jaillissement, une immédiateté. Ça doit surgir. »


3. Le soupçon de l’ostracisme 


Une poésie contemporaine, née d’un poète contemporain, une poésie originale, non plagiée, qui ne passe pas son temps à « compter » ni à « faire sonner », ne comptera pas plus demain dans les poèmes vers-libristes de ses contemporains pour vérifier si le nombre de non-vers de l’un correspond à tels autres plus anciens, si leurs syllabes non-comptées ressemblent à telles autres, si la disposition des non-rimes, ici, a déjà été explorée là. Le poète dit « classique » n’est pas non plus celui qui toujours compte, découpe et sonne. Quelle absurdité de ne plus jamais compter ; mais quel scandale de réduire le vers régulier à un comptage. Qui compte, finalement, dans cette affaire ? Ceux qui passent leur temps à nier ce qui est compté parce que c’est dénombrable, ou bien ceux qui ont appris à compter avant de s’atteler au reste ? Qui rime, finalement, dans cette affaire ? Ceux qui s’arriment à l’idée que rimer est la faillite de toute poésie contemporaine, ou ceux qui font rimer leurs vers à quelque musique qui traverse leur existence et celle de quelques autres ? Qui « explore » ce qui peut être exploré, et qui ne le fait pas ? Qui « travaille » la langue, et qui ne le fait pas ? Qu’est-ce qui peut bien « surgir », et qu’est-ce qui s’embourbe ? Y a-t-il, du côté de la « poésie contemporaine », une volonté d’émancipation de tout aspect traditionnel, de tout droit à l’oisiveté du langage, de toute culture de soi ? Cette volonté se peut-elle sans arrière-pensées, sans aucun humour et sans aucune forme de recul ? Repose-t-elle sur une intolérance à la combinaison des sons, au jeux rythmiques, aux contraintes qui permettent de s’en libérer ?


Pendant qu’une bonne partie de la philosophie combat la technique machiniste moderne, la poésie contemporaine combat la conception technique de la poésie ancienne.


Il ne s’agit plus du tout d’une liberté d’indifférence, mais de valeurs qui expriment activement le refus de la poésie rimée, versifiée. On l’a exprimé dans un refus de la poésie apprise à l’école. Mais quel mal y a-t-il à apprendre de la poésie à l’école et, éventuellement, à s’en souvenir ? Le ressentiment des classes irait-il si loin, viendrait-il de si loin ? De tels complexes me paraissent dangereux. Je préfère seulement les effleurer ici, mais il faudrait y venir si le malentendu croissait. 


On a cru voir aussi, dans cette « forme » de poésie (parler de « forme » est très réducteur), un rappel niais et innocent des formes passées, mais rien n’autorise à préjuger de la teneur, de l’innocence ou de la folie créatrice d’un poème, d’après le seul prétexte formaliste et technique « antivers » et « antirime ». Un tel interdit, jeté sur le style, devrait faire l’objet d’une remise en question rigoureuse de la part des militants réfractaires qui n’ont peut-être pas appris le savoir-faire qui le constitue. Il y a au moins autant de mièvrerie, de niaiserie, à ériger en dogme son inexpérience d’un style parmi d’autres, qu’à chanter maladroitement son goût immodéré pour les chatons et les bonbons.


On a aussi voulu dynamiter l’idée ancienne de forme et de sens, de musique et d’image (c’est une fois de plus réducteur) parce que le rythme et la beauté appartiendraient à un passé révolu, haï en raison du sens supposé de l’histoire et de la désertification de l’esprit, la « mort de Dieu », qui interdiraient la régularité du vers et les jeux d’assonances. Il faut reconnaître que si nous étions tous soumis à une seule vision pessimiste de la condition humaine, récuser une certaine poésie classique appartiendrait aussi au pessimisme et à la soumission des esprits, toutes choses qu’une telle vision prétendait pourtant combattre.


Quelques contemporains ont essayé l’alexandrin : Jacques Réda, William Cliff, quelques autres… guère plus.


4. Conclusion


On me fait comprendre très clairement que la poésie classiciste, parée de vers, de rimes, tous ces alexandrins parfaits, ces beaux sonnets et ces quatrains élégants, ne sont plus du goût des contemporains. Ces poèmes rappellent-ils, à ces nouvelles poétesses et nouveaux poètes, la récitation des écoles, le bon Dieu mort et le rythme des armées qui marchaient sur des cadavres ? Je réponds que la beauté est toujours autre, que le travail de la langue est universellement réparti dans tous les poèmes, et surtout que leur censure ne passe pas inaperçue. 


Tous les anti- commencent à peser sérieusement sur la poésie contemporaine. Il ne suffit pas de faire un pas de côté à gauche ou à droite pour réfuter un pas dans une autre direction, ni pour prétendre à la « nouveauté ». Cela convient à ceux qui inversent les valeurs depuis leur bureau bien ordonné avant d’embrasser leurs enfants qui rentrent du cours de danse et de tennis tout en réservant pour le soir même une table pour quatre personnes au restaurant. Il ne suffit pas de se réclamer, comme dans certains cas, d’une volonté revendiquée de rejoindre la poésie originaire pour faire oublier que toute origine doit être située. Dans le cas contraire, nous courons le risque de perdre de vue que s’exerce une nouvelle espèce de barbarie métaphysique. Si, après tout, on a bien le droit de ne versifier ni rimer, on ne doit pas interdire pour autant la représentation d’une poésie ni de ce qu’elle est au seul motif qu’elle ressemble à ce qu’elle est ; on ne doit pas lui interdire de faire ce qu’elle peut, sous prétexte qu’on ignore quel pouvoir la poésie peut avoir sur les mentalités (ou bien il ne reste qu’à interdire la littérature) ; on ne doit pas, pour une poésie mal-aimée, ostracisée, être condamné à l’anonymat, au silence, aussi platement, aussi inconsidérément, aussi faussement que je l’ai montré (j’aurais aimé en montrer plus, davantage de mauvaise foi et d’inanité conceptuelle, mais j’ai choisi de dire ce que je sais, au lieu de dire tout ce que je sens). 


« Nous avons lu dans vos textes de très belles images, de beaux vers, de belles idées »


C’est déjà pas si mal pour un œil fatigué, qui connaît la laideur, un déjà-trop-vieux corps, déboussolé, un mauvais esprit lézardé qui ne s’est redressé qu’au fil du temps et au prix d’efforts qui ne contredisent pas la vie. Il existe forcément des poètes, revenants ou brisés, qui profiteront de leur poésie pour se soigner d’un dérèglement des sens. 


Je demande plus d’attention, plus d’ouverture, plus de naturel que beaucoup d’entre vous, poètes contemporains, n’en montrez à la poésie contemporaine de un à dix-sept mètres. Et si elle n’est pas assez haute, ou pas assez profonde pour vos échelles, dites-le lui.


Novembre 2021


David Rolland