mardi 13 avril 2021

CHRONIQUE : Le Printemps des Peuples




Il y a de quoi s’étonner en lisant page 115 de Levez-vous du tombeau (2019, Éditions Gallimard) la conclusion de Jean-Pierre Siméon : « Les peuples meurent d’avoir perdu la poésie ».

Certes, telle n’est pas vraiment la conclusion, puisqu’il s’agit de l’avant-dernière page de l’ouvrage ; à la page suivante, qui est bien cette fois la dernière, il écrit et rend hommage à Aimé Césaire : « Nous sommes définitivement avec toi / Sous “la pluie des chenilles” / Du côté de l’espérance. »

Ainsi espère-t-il, je le suppose et je l’espère avec lui, en la résurrection des peuples. Et vraiment, je pense la chose possible, sans doute probable et peut-être prochaine, bien qu’il y ait fort à faire — car si j’en crois la Bible, en Palestine il y a pratiquement deux mille ans, un homme nommé Jésus est mort et ressuscité. Or ni son nom ni sa mémoire n’ont cessé de vivre depuis sur terre. Si ce fait est exact, et bien que certaines personnes le tiennent pour une légende, les peuples seraient donc également promis à un avenir mémorable et glorieux ? Dieu, dans son infinie bonté, a ressuscité un homme ; pourquoi refuserait-il de ressusciter les peuples ? 

Oui mais — me diras-tu, cher lecteur — quand Dieu a ressuscité Jésus, il l’a fait et cela était pure poésie. 

Je comprends l’objection et je le crois aussi fermement : Jean-Pierre Siméon a cru bon de convoquer, avec son désir que ressuscitent les peuples, l’aide d’Aimé Césaire pour que l’un vivant, l’autre mort, ils unissent leurs positions respectives et leurs forces communes afin d’amorcer la résurrection. Mais il est vrai, hélas, qu’ils n’ont pas encore réussi à les ressusciter pleinement, malgré la beauté de leurs poèmes. Les peuples zombies vont titubants, flageolants, dépenaillés entre la vie et la mort, tantôt léthargiques entre chien et loup, tantôt somnambules entre Siméon et Césaire. Il faut donc que d’autres efforts et d’autres poètes se joignent au désir d’Aimé Césaire et Jean-Pierre Siméon. Car c’est ainsi seulement que la résurrection effective et complète des peuples sera faite, elle aussi en pure poésie, quoique différemment de la façon dont Dieu s’y est pris pour ressusciter Jésus.

Mais il y a tout de même encore matière à s’étonner dans cette citation décidément tenace et profonde : « Les peuples meurent d’avoir perdu la poésie ».  



J’ai entendu moi aussi, l’annonce de cette bien triste nouvelle il y a plusieurs années. Je commençais alors tout juste à écrire mes poèmes balbutiants. « Mince ! me suis-je écrié, je fais mes premiers efforts en poésie et voilà que le peuple meurt — d’avoir perdu la poésie ! Quel méchant coup du sort ! » Je dois jurer pourtant que je me suis toujours senti appartenir au peuple et que même cette monstrueuse fatalité n’a pas entamé d’un iota mon intégrité à ce jour et sur ce sujet. Malgré tout, j’ai continué mes efforts en poésie comme dans le reste, et j’espère moi aussi que j’ai eu raison et que je n’y ai pas consenti en pure perte. Car je voudrais me joindre à l’effort général qui ressuscitera les peuples, qui mobilise des armées de poètes à l’heure actuelle et autant de lecteurs, spectateurs des incantations et des prières, des opérations et des tracts, des prodiges et des mensonges parfois, bien excusables au demeurant, car tous participent et tout concourt à la résurrection des peuples. 

Hélas, c’est une chose déconcertante de vivre et d’agir au milieu de pareil marasme où le désenchantement de la mort n’a d’égal que le prosaïsme de la perte… On se sent inutile ou ignorant des étapes à suivre pour aider le peuple local en attendant la résurrection de tous les autres, et l’étonnement va croissant lorsqu’on sait que, depuis plus de vingt ans, l’État et les poètes réunis sensibilisent et rassemblent le peuple morose au printemps, justement autour de la poésie et des poèmes. 

Lorsque cette grande et belle aventure humaine a commencé, le peuple n’était pas déjà mort et la poésie n’était pas encore perdue. Il est particulièrement touchant et tragique que ces manifestations préventives, ces interventions de force majeure, instaurées par quelques prémonitoires et vigilantes consciences d’élite, n’aient pas suffi au bout du compte à éviter l’écueil à tous les peuples découragés, déroutés, défaits, ou au moins à repousser l’échéance. De la sorte et si Dieu l’avait voulu, des carrières importantes auraient pu être sauvées, des livres prometteurs imprimés, des poèmes retrouvés, des peuples ravivés, des poètes heureux, tout le contraire de ce qui se passe lamentablement depuis ce jour funeste…

Mais aussi, et pourtant, quels héros ont-ils été, ces poètes éminents qui luttèrent contre la mort du peuple ! quels mangeurs de feu ! quels dresseurs de fauves ! quels vainqueurs de dragons ! quels chevaliers valeureux ! Comme j’eusse aimé en être, si seulement il en était encore temps ! Si la guerre n’était pas perdue ! Si l’enjeu subsistait ! Si quelqu’un me voulait ! Si j’avais été homme à me battre, aurais-je pu, grâce à un poème flamboyant, un vers parfait, une rime riche, sauver ce qui pouvait l’être ?

Heureusement, l’histoire se souviendra toujours des vaincus. Il doit donc s’agir en l’occurrence, en toute vraisemblance, d’une affaire personnelle, d’un cas épineux, d’une plume meurtrie et d’un cœur solitaire dont sont remplis les mots rares et les beautés sacrées des pages de Jean-Pierre Siméon. Car pour autant que je m’en souvienne à présent, il était effectivement directeur artistique du Printemps des Poètes quand l’impensable et plus désolant des maux advint.

Loin de moi l’envie de remuer en lui la perte douloureuse de la poésie, si impopulaire, qui ne fait jaser que les imbéciles et les pulsions d’animosité les plus morbides. Je crois bon au contraire d’évoquer cette défaite, puisqu’il m’a semblé que la blessure en était guérie dans ses beaux poèmes du recueil Levez-vous du tombeau. La chose n’est pas étonnante pour moi car je devine et je sais, en le lisant, que la poésie a pour lui une valeur intense et qu’il la sert vaillamment.

D’ailleurs, avant comme après, en parcourant ce livre, mon étonnement brièvement interrompu a vite repris son élan en découvrant que le prologue de ce même livre était placé sous le signe du Désir : « sous le gouvernement de la poésie / la laideur bien sûr comme toujours aurait sa part / (on n’échappe jamais tout à fait aux mollesses du cœur) / mais la vie simplement serait à chacun / le seul objet de son désir. »

Et voilà comment, ai-je pensé, le dernier mot du prologue, le « désir », renforce remarquablement la pensée de son auteur ! Mais nous étions seulement en 2019… Or le Désir n’a été le thème du Printemps des Poètes qu’en 2021, j’en suis sûr car j’ai failli y participer… Mazette ! C’est incontestablement là sur la page, sous mes yeux émus par tant de vérité, le signe manifeste d’une prescience oraculaire, d’une occurrence visionnaire qui augure de nouveaux espoirs, de prochaines victoires, de vérités immanentes — c’est en cela que consiste une preuve ! Et le plus fort — même si pour le coup c’en devient un peu violent de prophétisme exalté pour mon fragile équilibre fébrile —, c’est que Jean-Pierre Siméon n’était plus directeur du Printemps des Poètes depuis 2017 ! Aussi et joyeusement je m’ébahis : quelle lucidité ! et comme le hasard lui-même semble se réjouir de l’inspiration délicate et confiante de Jean-Pierre Siméon ! Avec deux ans d’avance il a prédit le thème du Printemps des Poètes sans en être ni aux commandes ni aux manivelles ! Cela est en soi merveilleux.

Là, ai-je aussitôt pensé rêveusement, tu tiens un homme et un poète dont la voyance confine à la divination et qui sait ? peut-être à la thaumaturgie ! Je ne serais donc pas étonné si, demain, grâce aux livres de Jean-Pierre Siméon et en particulier celui qui fait l’objet de ma chronique et pour lequel j’ai sacrifié un peu de l’argent qui me restait, non sans en être récompensé au final, je ne serais pas étonné, dis-je, si demain Jean-Pierre Siméon nous annonçait la bonne nouvelle, celle de la résurrection du peuple en même temps que la poésie retrouvée dans la liesse universelle… Toutes les perspectives convergent vers cette probabilité pour le moins surprenante, j’en conviens, mais encore plus certainement solide. Et je crois et je veux croire à titre personnel et en ma modeste qualité de poète citoyen, en l’accomplissement de la parole de Jean-Pierre Siméon, qui détecta la cause de la poésie perdue, qui diagnostiqua sous son regard de feu l’épouvantable mal dont le peuple est meurtri, qui a localisé l’emplacement de la poésie retrouvée, et qui ne manquera pas bientôt de rendre leurs saisons primesautières aux poètes, leur vigoureuse résilience aux peuples, et même de remettre d’aplomb et en pleine forme la poésie égarée sous toutes ses formes… 


J’en fais le pari, nous n’aurons pas vu fleurir trois saisons que ce moribond ne revive.

Je veux m’en réjouir avec lui et je crie moi aussi : Levez-vous du tombeau !

Et que d’autres avec nous encore plus fort le fassent.
 

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