David Rolland :
« Vous en avez rêvé, un lecteur l’a fait : il s’agit d’un livre, de 9 pages. Merci l’auteur. » Impératif de circonstance : Agis de telle sorte que tu traites le boumeur aussi bien dans Dieu que dans le Dieu de tout autre jamais simplement comme un moyen mais toujours et en même temps comme une fin, un destin et de bon cœur.
Quart livre des reconnaissances, Jacques Réda, Éditions Fata Morgana, 2021
Réjouis-toi, poésie !
Jacques Réda publie.
Le Quart livre des reconnaissances est l’un des rares livres, l’un des seuls, en 2021 et au-delà du temps, qui réveillent le lecteur de poésie égaré ou déçu par la production moderne.
Le Poète, fidèle à sa Muse, a su marier la forme et le fond dès les premières pages, qui s’ouvrent sur les Fragments d’une épopée du mètre avec la suite Le Roland sérieux :
I
Décasyllabe est le vers féodal
Du preux qui tient ferme sa Durandal
Entièrement composé de vers de dix syllabes et traitant des origines de la langue littéraire française, ce poème fourmille d’intentions, de trouvailles et de rimes, d’allusions et d’évocations historiques qui en font, outre une parodie tardive de la chanson de geste, une lecture chantante, une coupe légère qui accueille en elle les siècles et les esprits, sans imposer leur poids. Le geste donc, est large, ouvert, bienveillant.
Il y a de quoi s’étonner en lisant page 115 de Levez-vous du tombeau (2019, Éditions Gallimard) la conclusion de Jean-Pierre Siméon : « Les peuples meurent d’avoir perdu la poésie ».
Certes, telle n’est pas vraiment la conclusion, puisqu’il s’agit de l’avant-dernière page de l’ouvrage ; à la page suivante, qui est bien cette fois la dernière, il écrit et rend hommage à Aimé Césaire : « Nous sommes définitivement avec toi / Sous “la pluie des chenilles” / Du côté de l’espérance. »
Ainsi espère-t-il, je le suppose et je l’espère avec lui, en la résurrection des peuples. Et vraiment, je pense la chose possible, sans doute probable et peut-être prochaine, bien qu’il y ait fort à faire — car si j’en crois la Bible, en Palestine il y a pratiquement deux mille ans, un homme nommé Jésus est mort et ressuscité. Or ni son nom ni sa mémoire n’ont cessé de vivre depuis sur terre. Si ce fait est exact, et bien que certaines personnes le tiennent pour une légende, les peuples seraient donc également promis à un avenir mémorable et glorieux ? Dieu, dans son infinie bonté, a ressuscité un homme ; pourquoi refuserait-il de ressusciter les peuples ?
Le fait est éreintant. Ils voient, mais ne distinguent pas. Ils voient, mais ne regardent pas. Ils se montrent incapables de faire place à l’avenir, à ceux qui sont bienvenus. Ils dégoûtent même de lire, ils dégoûtent de l’art qui les nourrit, qui les élève, qui les honore. Leur plus récente invention, après celle, historique, de la « mort de Dieu », en est la déclinaison sur le mode poétique : la fin et le dépassement du vers régulier.
Cette invention de pervers bavards et universitaires ne découle pas de la « mort de Dieu » tout sainement, tout naturellement, comme si, à la désolation universelle, succédait logiquement l’abandon de l’harmonie et du rythme : la foi eût déserté tout être, dont la poésie. Mais loin de la logique (qui évoquerait encore trop subtilement l’existence d’un « Principe »), l’idée proprement satanique, en dénigrant la pratique du vers régulier, c’est dire et faire : « Dieu est mort... ça n’aura pas suffi ! Inoculons le poison de l’anarchie dans le vers, espérons que ça nous suffira à gérer les fonds. » Ainsi le vers, devenu véreux par l’opération de discrédit jetée sur le vers régulier, repasse-t-il par les mêmes véreux qui passent pour être les poètes de leur temps. Sollers, par exemple, dans son prochain roman (à paraître chez Gallimard en 2021) reprend lui aussi, comme tout le monde, la litanie « Dieu est mort » : tel est le fonds de commerce permanent de la littérature contemporaine. Il est commode de faire « genre Dieu est mort », cela vous donne un genre « nouveaux poètes ».
Cette ixième itération d’un préjugé littéraire, qui a décimé assez de forêts pour rendre l’atmosphère irrespirable, a remarquablement fini par révéler son fond. Une telle confusion, un tel acharnement de poètes contre la régularité de l’être, contre le sens de la vie, ne peut que déclencher le soupçon, un appel du pied au réalisme. Dans quelles misérables intrigues la poétique ne nous aura-t-elle pas plongés, tant et tant qu’on peut se douter qu’elle aussi manigance un roman.
Rien ne peut m’empêcher de mettre en doute le soi-disant pouvoir de la nouvelle poésie à évoquer la totalité de ce qui fait sens et qui est doué d’être.
Je ne suis pas formel, je suis réaliste. L’harmonie, le vers régulier, ne représentent pas, ne doivent pas former une représentation de l’existence de « Dieu-du-temps-où-on-y-croyait » ; et le vers libre ne représente pas formellement la « liberté », sous peine de représenter un art monumental de très mauvais goût.
Si le goût se forme par cristallisation, il se fige par uniformisation du style, et se perd dans la désagrégation des voix mal contenues, trop faibles et sans personnalité. Si rien ne vient contredire le goût dominant dans l’opinion poétique, il se gâte. La diversité permet que, la différence aperçue, elle enrichisse le regard et apprenne à vivre avec et autrement. Si on ne voit pas quelques unités de poèmes en vers réguliers se faire massacrer par des cohortes de vers libres, ce n’est pas parce que ça n’existe pas, mais parce que les éditions Couillebrand ont tout fait pour ne pas en publier.
Incipit : Après le matraquage de la campagne promotionnelle « Dieu est mort », les éditions Couillebrand voulurent rentabiliser le fonds immense et millénaire de la poésie française. Les éditeurs censurèrent tous les nouveaux poèmes pour leur substituer une prose qui n’avait, sous bien des aspects, de « poésie » que l’étiquette. Couillebrand instaura l’usurpation de tous les titres poétiques en vigueur sous la bannière cauchemardesque de l’épouvantail « Rimbaud », le plus halluciné de tous les non-poètes (il eut au moins deux vies, dont l’une exprimait le refus de l’autre). Plus d’un siècle après lui, une pesante discrimination culturelle, antipoétique, domine les lettres françaises. L’imposture prospère sur le fumier de la « tradition » qu’entretiennent des versificateurs nostalgiques, dont les poèmes ne reposent sur nul autre vécu que la mémoire de leurs lectures des auteurs du passé.
Il y a bien des contorsionnistes de la critique et du commentaire poétique pour signaler, par de grandes gestes anthologiques, que les rythmes et les sons, le « swing » et la voix, font de la poésie la sœur de la musique. Mais ces bons poéticiens, soit servent au système Couillebrand à enterrer les déchets poétiques du siècle, en stylisant leurs critiques jusqu’au dégoût d’y trouver rien de positif (tel était le cas de Henri Meschonnic), soit ne prennent part à la discussion que par vanité de créateur, en laissant entendre à demi-voix qu’au fond, après eux, selon toute probabilité, plus personne n’ira ressusciter le vieil alexandrin épuisé. Jacques Réda en est l’exemple, lui que Couillebrand n’a pas assez promu en livre de poche, pas récemment à ma connaissance, pour que la poésie musagète et son enjeu cosmique viennent déflorer les oreilles et dessiller les yeux d’un plus grand nombre d’épuisés, eux aussi, par la raréfaction éreintante du vers régulier. Ou comme un autre Jacques, du nom de Roubaud celui-là, qui a écrit le très remarquable La vieillesse d’Alexandre, sur fond de pessimisme rusé, en fréquentant malgré tout l’alexandrin et le sonnet, entre autres formes poétiques. De tels soleils ne mériteraient-ils pas un peu la fraîcheur des rayons de librairies ?
Pour finir, un mot d’amour : il est beau, mais un peu triste, que les poètes soient presque toujours des grands-pères, vénérables et bien-portants, mais dont l’exposition médiatique à un grand âge rend suspecte la volonté des éditions Couillebrand, qui pourraient bien, une fois de plus, faire accroire ainsi que la poésie est certes un belle et aimable vieille chose, qui porte en elle un fonds ancestral et mémoriel, que l’on doit respecter comme Couillebrand respecte mon porte-monnaie, mais qui a déjà vu passer le plus clair de ses jours, et qu’on ne devrait pas perturber plus longtemps avant qu’elle nous fasse un dernier et fragile salut du pied, en guise d’adieu poétique. À cet égard, la disparition d’Yves Bonnefoy, surmédiatisée par son versant poétique, a laissé l’impression d’un grand vide, d’un sombre cercle inversé, l’impression que c’était la poésie elle-même qu’on enterrait finalement. Là, Couillebrand avait trouvé une complice de choix dans la parole médiatique, dans la grande fossoyeuse d’actualités qui, rappelons-le, est à la poésie ce que l’eau est au feu. La poésie ne sert jamais si bien la presse qu’en la faisant bouillir.
traduit de l’anglais par Renaud Toulemonde, Éditions Allia, 2021.
Ce court essai de l’écrivain et poète américain Dana Gioia, premièrement publié en langue anglaise en 1991, vient de paraître chez Allia en France et c’est une bonne idée.
L’intérêt premier de ce livre, c’est d’exposer la situation de la poésie en Amérique en des termes facilement transposables en France à notre époque. D’ailleurs, ignorant tout moi-même de l’état sociologique de la poésie américaine, je le reçois et le traite pour ce qu’il peut me dire non pas des États-Unis en particulier, mais de la poésie en général. Je suppose que cette lecture choquera quelques-uns, mais elle justifie en partie l’initiative éditoriale d’Allia en 2021 en France, où la place minuscule de la poésie dans la culture ne devrait pas permettre qu’on s’effarouche qu’un blogueur tel que moi prenne la substance d’un livre pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une vivification de l’esprit susceptible de profiter à tout le monde.
Sous la forme badine d’un debriefing dont les Américains ont le secret, l’auteur dénonce la spécialisation de la poésie, désormais affiliée aux cours universitaires de création littéraire. Donnés par des poètes institutionnalisés, pour un public toujours plus confidentiels de poètes et de moins en moins lus par le grand public, la poésie, selon l’auteur, se rumine dans l’entre-soi. « La poésie américaine est désormais l’apanage d’une coterie. » (Incipit, p. 7) Les revues n’intéressent plus que des poètes, eux-mêmes auteurs et lecteurs de poèmes, à peine le public cultivé. La professionnalisation des poètes fait de la poésie l’intérêt d’une petite communauté qui n’hésite plus à honorer les siens, parfois au détriment de la qualité intrinsèque des publications. Ainsi, la critique sincère n’étant guère plus produite, mais systématiquement bienveillante, on entortille la poésie dans le sirop de la connivence. La culture populaire tient la poésie pour morte, puisque dévitalisée, coupée de ses racines existentielles.
Sans doute l’essor d’Internet a permis, depuis la publication de ce texte, de transmettre potentiellement la poésie à un plus grand nombres de lecteurs.
Il manque sans doute aussi à cet essai des développements qui atténueraient son tour un brin caricatural, car s’il vise juste et touche souvent sa cible, ce tour d’horizon laconique, flegmatique, laisse un champ dévasté par le pessimisme de la concision, un pessimisme trompeur dans la mesure où tout semble normal si l’on n’y prend garde, tant l’aperçu semble impeccable. La synthèse critique a quelque chose de lénifiant malgré son coup pamphlétaire, qui semble nous dire : « Dormez braves gens, c’est la poésie qui passe... au prochain tour elle meurt ! »
L’auteur, qui avec beaucoup de sang-froid prétend dominer son sujet, verse dans une analyse qui pèche par une vision trop verticale du pouvoir et du cercle des poètes universitaires et institués, tandis qu’une enquête plus étendue, un road-trip moins confiné qui explorerait les grands espaces poétiques et profonds de sa terre d’Amérique, l’aurait sans doute mené à trouver, du moins à chercher la poésie ailleurs que dans les seuls lieux qui l’estampillent. Ce défaut confère à sa critique un air aseptisé qu’il est le premier à dénoncer dans le monde universitaire. Mais sa brièveté ne passe pas à côté de l’essentiel. Dana Gioia est également conscient du rôle que doit jouer la poésie du langage et ceux qui la font : donner, au-delà des classes et des assignations, un sens à nos existences. Conscient de l’importance du langage dans la culture, il se prononce contre l’élitisme et le repli sur soi, en faveur d’une poésie qui se communique et se transmet.
L’essai se finit sur des propositions selon lui à même de sauver la cause de la poésie, en la faisant battre dans tous les cœurs et dans tous les esprits. Il prône donc la lecture publique, par les poètes, d’autres poètes qui leurs soient inconnus ; le décloisonnement des arts, en invitant notamment la musique à participer aux événements poétiques ; des critiques et articles aussi sincères que possibles, sous la plume des poètes, dans de multiples publications non spécialisées ; un appel à exclure de toute anthologie poétique les intérêts partisans ; et enfin, une proposition qui, contrairement à toutes les autres, va à rebours du sens communément admis par nos spécialistes français de poésie (qui depuis l’avénement du web ont largement mis à profit les autres propositions, le plus souvent en reproduisant les mêmes travers incriminés) : que prévale, en classe, la récitation sur l’analyse, en partant du principe que « les poèmes sont faits pour être lus, appris et récités » (p. 56). Cette proposition, qui a le don de me plaire, épouvantera peut-être des poètes et poéticiens français encore en vie, qui se sont époumonés à refuser à la poésie la chance qu’on la récite. Mais Dana Gioia va encore plus loin, puisqu’il ose ce qui relève du blasphème, même ici, en affirmant que le « plaisir des mots » participe de la poésie, et même, au sujet de l’oralité : « Il se pourrait qu’elle détienne aussi les clés de l’avenir de la poésie », conclut-il. Il y a donc des raisons d’espérer.
Y’a-t-il un remède au mal ? Doit-on sonner l’alarme en faisant, pourquoi pas, résonner ce qui reste de poésie, là où nul ne l’attend, ni ne l’entend plus ?
À la question Que reste-t-il de la poésie ? (Can poetry matter ?, que j’aurais personnellement traduit par : Qu’importe la poésie ?), on pourrait répondre par une autre question : que faire de la poésie ? sinon des poèmes.... Ou encore : que faire à la poésie ? sinon une place...
En 52 saynètes, les Schtroumpfs laissent découvrir au lecteur schtroumpfé par tant de drôlerie leur monde sympathique et inactuel. Pour une planche de Peyo je donnerais toutes les bandes dessinées, avec tout le respect que je leur dois. Un petit apprenti-schtroumpfeur passera des heures à deviner la langue des « misérables nabots bleus », comme disait d’eux l’horrible Gargamel. Le schtroumpfeur confirmé traduira la langue schtroumpf dans la sienne où il peut faire des progrès considérables, schtroumpfement recommandés partout où il schtroumpfera le change en devant se montrer éloquent. Les grands Schtroumpfs veilleront à user de diplomatie envers les petits liseurs lors de leur sevrage de la littérature schtroumpfesque, en raison de l’assuétude entraînée par le commerce avec l’univers Schtroumpf, qui est constitué d’incompatibilités schtroumpfestes avec notre code social.
Chaque planche est ornée d’un proverbe schtroumpf qui initiera l’enfant à la saynète lue, ainsi qu’à la pensée proverbiale humaine et au langage idiomatique.
Dieu respire les athées. Voici le mystère : Dieu expire les athées, d’où leur confusion sceptique, puis il les inspire, mais ces incorrigibles méchants ne le disent pas, ils ne le savent même pas. Ils sont le souffle cosmique qui insuffle à Dieu le culot de créer encore. Oui, les athées sont l’air que Dieu respire, et personne ne le sait.
Dieu boit les croyants. Pas jusqu’à la lie. La lie des croyants, c’est leurs croyances, mais Dieu n’en veut pas, il ne boit que la foi. Les croyants désaltèrent Dieu, leur fraîcheur lui est agréable. Dieu est plus créatif lorsqu’il a bu, ses capacités sont maximales et il ne déçoit jamais lorsque il a bien bu. Les croyants sont l’eau que Dieu boit, les plus mystiques sont même le vin qu’il débouche pour les grandes occasions.
Dieu ne mange pratiquement jamais, comme les ascètes et certains fakirs. La seule fois où il a pris un repas, c’était avant de créer le monde, il a tout rendu et c’est ce qui a créé le monde. C’est pour cela qu’en respirant et en buvant, Dieu se suffit et suffit au monde, qu’il continue de créer. C’est pour cela aussi que ce n’est jamais pareil, tout en gardant un air de déjà-vu.
Dieu rêve des animaux et des plantes, lorsqu’il dort. Les animaux et les végétaux sont le repos de Dieu. Les animaux le laissent tranquille au moins, ils font leur vie sans le déranger. Il trouve le calme dans la nature, qu’il a d’abord créée pour eux, et il attend de nous que nous respections leur silence et leur propriété. Les humains sont un souci permanent pour Dieu, il aimerait bien que ce soit réciproque, alors parfois il boit un grand coup et il soupire en s’endormant.
Il se pourrait que tout le drame de nos sociétés tienne en une erreur, et même en une phrase : nous voulons devenir plus forts trop tôt, avant de nous élever. Or, c’est le contraire qui serait bon. S’élever, puis seulement devenir plus forts, en vieillissant, comme les arbres.
Une autre erreur, parente de la première, voudrait que nulle grandeur, nulle idée de hiérarchie, donc nulle élévation, ne soient permises. Mais là encore, il se pourrait bien que le but de l’éducation, la grandeur — puisqu’il ne s’agit pas de jouer des coudes ni d’assécher son voisin et de dicter sa loi aux autres —, soit d’amener les êtres à s’élever selon l’esprit, avec intelligence, à gravir l’échelle des valeurs.
Tel l’arbre qui admire le ciel, le soleil, les étoiles ou les nuages, sans jamais ployer, accueillant dans ses branchages oiseaux, insectes, fleurs, et même poussières ; leur offrant un abri, un nid, un repas, la lumière, un promontoire où chanter ; ne devrions-nous pas aussi songer à notre élévation avant de prouver notre force ?